« Une philosophie, pour être reconnue valable, doit prouver sa valeur en donnant à l’homme des outils de compréhension supplémentaires qui l’aident à développer une aptitude plus grande au bonheur et à la maîtrise de la vie. La philosophie ne doit pas tendre seulement vers une recherche de la vérité, elle doit aussi posséder un intérêt pratique. C’est parce qu’elle s’est trop souvent commuée en intellectualisme qu’elle est devenue, dans l’esprit de beaucoup, synonyme de jeu inutile de l’esprit, voire de rêve déconnecté de toute réalité. Voilà une formule qui peut représenter un défi majeur pour tous ceux qui se consacrent à l’étude de la Sagesse Cosmique.
Pour ce qui concerne notre sujet, il s’agit donc d’aborder le thème de la réincarnation, non plus seulement dans son aspect philosophique, mais aussi avec pragmatisme, afin de constater si oui ou non cette doctrine, philosophique plutôt que religieuse, peut apporter quelque chose à la vie humaine.
Il y a quelques années, une anthropologue, Margaret Mead, s’était interrogée à propos de la possibilité selon laquelle la croyance en la réincarnation pourrait favoriser la capacité d’un être à apprendre. Elle étudia alors deux peuples. Les Balinais et les Manus. Les premiers croyaient au retour possible de l’âme après la mort dans le corps d’un nouveau-né. Les seconds n’envisageaient qu’une existence après laquelle les hommes rejoignaient un monde souterrain. Là, ils étaient censés se transformer en créatures de cauchemars tels de gigantesques vers. Avec surprise, M. Mead s’aperçut que les Manus vieillissaient beaucoup plus rapidement que l’autre population, dès l’âge de quarante ans. Les facultés de leur cerveau s’atrophiaient, tandis que leur moral déclinait progressivement vers la tristesse. Chez les Balinais au contraire, elle constata une volonté d’apprendre, maintenue jusqu’à un âge avancé ; un processus de vieillissement singulièrement ralenti, et même une beauté physique entretenue bien plus longtemps. Inutile de préciser que la joie de vivre des Balinais était contagieuse. Se pourrait-il alors que les croyances de l’homme à propos de son propre avenir à travers la mort possèdent un impact sur sa vie quotidienne ?
Dans nos pays matérialistes ou judéo-chrétiens, l’individu est considéré comme moins efficace dès l’âge de quarante ans. La grand-mère qui, âgée de soixante-dix ans, fréquente les amphithéâtres des universités, est présentée comme un phénomène de foire. Il n’est pas rare de rencontrer des gens qui, dès soixante ans, se plaignent d’une baisse de leur capacité à mémoriser. Pourtant, bien que des cellules du cerveau meurent dès l’âge de vingt ans, cet organe à géométrie variable conserve une capacité à créer des connexions neuronales nouvelles jusqu’à cent vingt ans. Il compense le phénomène de vieillissement par sa plasticité. En clair, cela signifie que l’homme ou la femme peuvent apprendre de manière efficace jusqu’à cet âge. Pourquoi souvent ne le font-ils pas ?
Par contraste, celui qui croit en sa future incarnation n’hésite pas à tenter de nouvelles expériences et de nouveaux apprentissages jusqu’à son dernier souffle. En effet, il sait que demain sera le produit des expériences d’aujourd’hui.
Toujours dans le même registre, un psychiatre américain a étudié, durant le dernier conflit mondial, la réaction aux bombardements de Japonais, de soldats américains et d’habitants de l’île nippone d’Okinawa. Alors que des Japonais de la métropole et des soldats américains étaient conduits à l’asile psychiatrique, voire au suicide, à cause de l’épreuve subie sur le plan nerveux, les gens d’Okinawa semblaient supporter l’insupportable. Un seul sur cinq cents avait été conduit à l’hôpital psychiatrique. En fait, ce médecin a réalisé l’observation suivante : alors que les habitants d’Okinawa vivent depuis leur enfance dans la culture immémoriale de la réincarnation, leurs enfants, dès l’âge de cinq ans, possèdent une structure mentale si sécurisée qu’ils peuvent subir les pires catastrophes presque sans dommage. Ils savent qu’il y a une autre vie. En fait, ils sont beaucoup plus solides psychologiquement que les autres peuples. Ce n’était pas le cas des Japonais dont la culture consiste en un mélange de bouddhisme et de culte shintô, encore moins celui des soldats américains.
Faut-il alors voir un lien entre optimisme, santé mentale et croyance en la réincarnation ? Combien de voyageurs vers l’Orient ont rapporté à leur retour des témoignages enthousiastes relatant la joie de vivre de certains de ces peuples, même soumis aux conditions de vie les plus dures ! Même si c’est de moins en moins vrai à l’époque du modernisme et de la consommation qui les gagnent, se pourrait-il que la croyance en leur propre retour sur Terre les aide à évoluer dans le monde ?
Il existe d’autres pièces importantes dans ce vaste débat. L’une d’entre elles porte sur l’aspect moral ou éthique de l’existence. Il n’est pas rare de rencontrer des gens qui estiment que la vie ne possède aucun sens et que la morale ne sert à rien. Ils avancent que si la morale était utile, nous ne devrions pas voir des gens malhonnêtes triompher dans l’existence, voire dans la notabilité, alors que le petit homme laborieux et scrupuleux croule sous les difficultés.
La doctrine de la réincarnation, qui possède pour corollaire le principe du karma, enseigne à ses adeptes que tout cela n’est qu’apparence. La loi universelle reste toute puissante, et tôt ou tard, elle réclamera son tribut à ceux qui l’ont outrepassée. En fait, l’idée de la renaissance représente le plus formidable outil de prise de conscience de la responsabilité humaine en matière morale. Ici, nul dieu arbitraire, ni hasard matérialiste. Rien que des lois accessibles à la compréhension et à l’intuition humaines. Tout reste bien établi, à sa place dans la lumière du monde. La réincarnation représente simplement l’opportunité pour l’être conscient d’explorer les lois universelles pour atteindre tôt ou tard le bonheur et la Paix Profonde.
En d’autres termes, l’adepte de la réincarnation ne devrait-il pas se sentir plus responsable dans la construction de sa propre existence ? Par extension, le sens qu’il donne à cette existence ne pourrait-il pas devenir plus lumineux alors que le matérialisme ne propose que le non-sens ?
Nous pourrions ajouter que la vision même du monde se transforme au contact de l’idée de renaissance. Les religions monothéistes font de la vie l’unique chance de plaire ou de déplaire à un sombre juge. En même temps, elles enseignent la nature aimante et juste de la Divinité. N’y a-t-il pas là une contradiction flagrante ? La psychologue suisse Elisabeth Kubler-Ross raconte qu’elle a accompagné une petite fille mourante jusqu’à ses derniers instants. En réalité, l’enfant refusait de mourir, se crispait et souffrait. E. Kubler-Ross l’a donc interrogée sur les raisons de ce blocage. Alors, la petite expliqua qu’il y avait quelque temps, une religieuse lui avait enseigné qu’elle ne devait aimer que Dieu de toute sa force, sinon, elle irait éternellement en enfer. Et l’enfant de rajouter : «Vous comprenez, j’aime aussi et d’abord mon papa et ma maman». Une vision du monde basée sur la conception d’un tel Dieu avait probablement de quoi faire peur. Après qu’Élisabeth Kubler-Ross eut remis quelques idées en place, l’enfant finit par quitter ce monde plus sereine.
A l’inverse, que dire de la conception dominante actuelle qui fait du monde le produit d’un hasard ; et de la vie et la conscience des épiphénomènes sans grande valeur, puisque simples résultats d’une mécanique physico-chimique ? Ces idées seraient-elles suffisantes pour nourrir les aspirations les plus élevées des masses ?
La conception « réincarnationniste » de la Création voit le mon de comme le produit d’une immense pensée qui déroule uni vers sur univers, selon la loi des cycles et selon les principes de l’harmonie et de l’ordre. Dans ce schéma, l’âme humaine, semblable au Tout, inscrit son évolution dans le même principe des cycles. L’analogie entre l’homme et la nature devient alors très édifiante. Si cette « poussière d’étoile » que nous sommes est vraiment insignifiante, il n’en demeure pas moins que sa place est tout aussi irremplaçable que celle de tout autre au cœur de la symphonie universelle.
Mais il reste encore un élément très subtil qui peut intervenir dans cette discussion. Il se trouve dans l’attitude que l’homme entretient lorsqu’il est confronté à des épreuves. L’idée de réincarnation accompagnée du karma, explique qu’en réalité nous sommes les premiers artisans de notre vie. Même si nous n’en avons pas conscience, la situation dans laquelle nous vivons reste pour sa plus grande part le produit d’une justice parfaitement équilibrée. Comment se plaindre alors si cette connaissance nous appartient vraiment ?
Le libre arbitre donné à l’homme lui permet de s’élever ou de s’abaisser par rapport à sa condition présente. Si sa faiblesse peut l’amener parfois à se plaindre (ce qui reste la réaction normale du vieil homme), sa sagesse le conduira à assumer ses obligations et responsabilités, en étant certain de la miséricorde finale du Cosmique. Malheureusement, l’homme développe une tendance à attribuer sa misère à la fatalité, alors qu’il rapproche souvent ses propres réussites à sa démarche du moment. La réincarnation tendrait à prouver que réussites comme échecs peuvent constituer aussi le résultat de choix réalisés dans un passé plus ou moins lointain. La dignité humaine, dépositaire des dons du Cosmique, en sort renforcée.
Sans tomber dans le fatalisme ou la résignation qui correspondent à une dégénérescence de l’idée du karma, une sorte de sérénité peut devenir la conséquence de telles pensées. Par extension, nous pouvons être certains que si des hommes en font souffrir d’autres, tôt ou tard ils devront supporter eux-mêmes les souffrances qu’ils ont infligées, simplement pour apprendre la loi de solidarité à l’œuvre dans la Création. Mais il reste que le rôle de tout homme consiste à aider ceux qui souffrent sans se préoccuper de l’origine karmique ou non de cette souffrance, s’il ne veut pas faire lui-même un jour l’expérience de son propre manque de compassion. En cela, l’idée karma-renaissance peut développer un impact social. Elle invite en effet l’individu à envisager que ce qu’il fait ou laisse subir aux autres rejaillira tôt ou tard sur lui-même à travers le tissu complexe des sociétés.
Enfin, il reste un dernier aspect médical du sujet, qu’il est utile d’aborder. Des psychologues font profession, par l’hypnose ou la relaxation dirigées, d’aider les gens à régresser dans une incarnation antérieure afin de soigner une pathologie. Certains praticiens obtiennent des guérisons spectaculaires, bien que les plus honnêtes d’entre eux précisent qu’ils ne peuvent absolument pas affamer avoir fait régresser leurs patients. En d’autres termes, il pourrait tout aussi bien s’agir d’autosuggestions et de visualisations créatrices et curatives, ce qui ne retire rien aux extraordinaires pouvoirs de la pensée humaine.
En effet, ces guérisons peuvent s’expliquer par plusieurs facteurs : l’autosuggestion, la visualisation créatrice, une régression véritable. Dans ce dernier cas, la guérison peut se produire pour la raison suivante : un traumatisme vécu au cours d’une existence peut se transformer en énergie psychique refoulée. Tout dépend du niveau de la tendance à la révolte de la victime. Une épreuve sera vécue soit dans l’acceptation et la compréhension, soit dans la résignation, soit dans le refus et la révolte. Dans cette dernière situation, la mémoire de l’âme-personnalité verra l’accumulation d’une énergie psychique. La régression produit souvent comme résultat une prise de conscience des traumatismes passés. Une formulation claire de ce passé va aider à libérer l’énergie psychique enfouie ou refoulée, selon une loi bien connue de la psychologie. Il pourra alors s’ensuivre une guérison. Mais pour utiliser un langage strictement rosicrucien, l’épreuve peut aussi avoir libéré une énergie si puissante, qu’elle est devenue une « habitude », une loi inconsciente du subconscient dont il faudra alors se débarrasser.
Prenons un cas concret et réel : un enfant souffrait perpétuellement de maux de gorge les plus divers jusqu’à ce que se produise une extinction de sa voix. Une régression est pratiquée ; elle aide, croit-on, à découvrir une vie passée lors de laquelle la personne est morte étranglée. Résultat de cette régression : guérison spectaculaire, alors que de multiples médecins plus classiques avaient échoué auparavant. Quelles sont les raisons de cette guérison ? Comme cela a été décrit ci-dessus, il peut s’agir d’autosuggestion de l’enfant, d’imagination créatrice et curative, d’une régression réelle… Si l’on retient la dernière solution, l’énergie du refus de la mort ou le blocage s’est retrouvé intact par voie karmique ou autre dans la vie présente. Il s’est localisé au niveau de la gorge. La régression aurait donc pu libérer cette force destructrice, une puissance purement psychique. Si tel n’avait pas été le cas, les organes physiques, comme le larynx, auraient été durablement blessés et difficiles à réparer. En fait, lors de la prise de conscience, l’événement traumatisant a probablement été accepté et son énergie transmutée et « digérée ».
Les explications qui précèdent montrent qu’il vaut mieux rester prudent dans l’utilisation du principe de la réincarnation à des fins thérapeutiques. Beaucoup de facteurs différents peuvent entrer en jeu. Néanmoins, tout travail rationnel et prudent de recherche d’un hypothétique passé peut avoir des effets positifs sur la psyché, et par elle, sur le corps. Sans tirer des conclusions hâtives ou abusives, il reste intéressant d’envisager que l’on est né un jour aborigène, musulman, esquimau ou mineur de fond… ne serait-ce que pour considérer ces peuples et ces gens avec un regard sympathique. De plus, il est bien connu que l’analyse progressive de son propre passé peut aider à dénouer des nœuds ou complexes psychologiques.
Ainsi, la croyance bien comprise et appliquée en la réincarnation, qui s’inscrit dans un processus d’évolution, de responsabilisation et de construction de l’être humain, peut développer des effets bénéfiques, aussi bien physiques que mentaux ou spirituels.
Laissons pour l’instant de côté tout l’aspect « preuves de réincarnations » dont les données souvent subjectives ne satisfont pas vraiment les scientifiques rationalistes qui exigent des éléments « objectifs » et reproductibles.
La manière pratique d’envisager la renaissance pourrait alors constituer une autre « preuve » de sa validité. Le pragmatisme, en effet, voudrait que devienne vrai ce qui se révèle utile. Ce qui précède tendrait à démontrer que l’idée de réincarnation pourrait constituer une béquille efficace dans l’existence. Autrement dit, si elle peut rendre des gens plus heureux en les aidants à accepter, puis à mieux maîtriser leur existence, cette idée est vraie.
Il n’y a pas de vérités absolues accessibles à l’intelligence limitée de l’homme. Il n’existe que des vérités relatives qui lui permettent de rendre compte de ses expériences du moment. En cela, la réincarnation reste une conception aussi respectable qu’une autre. A chacun de prouver sa valeur pratique pour lui même et pour les autres.
Il arrive parfois que l’on fasse la rencontre de personnes qui affirment qu’elles connaissent leurs anciennes existences ou qu’elles ont été aidées à les retrouver par l’hypnose ou d’autres techniques. Par-delà la réalité ou non de telles expériences, il existe un aspect des choses qui peut étayer ou infirmer de telles déclarations. Il consiste en ce qu’une personne qui connaîtrait vraiment ses vies passées aurait une telle idée de la grandeur, de la majesté des lois cosmiques et de leur but qui est tout amour, que son comportement et ses actions seraient forcément teintés d’une telle certitude. Autrement dit, la meilleure preuve qu’une personne pourrait apporter de sa connaissance ne réside pas tant dans ses paroles que dans ses actes. La croyance ou la connaissance du principe des réincarnations possède véritablement un impact pratique sur le quotidien, en ce sens qu’il peut réorienter toute une vie. C’est pour cela que des Maîtres spirituels ont souvent déclaré que l’on se souviendra un jour de ses anciennes existences si cela devient nécessaire pour notre propre évolution spirituelle. Nous sommes ici infiniment éloignés des simples discussions à bâtons rompus au cours desquelles certains interlocuteurs n’hésitent pas à affirmer leurs régressions et leur passé comme s’ils prenaient leur voiture ou leur café du matin… »
par Philippe Deschamps, membre de la section Traditions et Philosophie de l’Université Rose-Croix Internationale
extrait de la revue Rose-Croix n°192