« Dans son introduction à l’un des Entretiens du XXIe siècle publié sous l’égide de l’UNESCO, Signons la paix avec la Terre, Javier Pérez de Cuellar écrit : « Quelle relation existe-t-il aujourd’hui entre l’avenir de l’espèce humaine et l’avenir de notre planète ? La dégradation de nos écosystèmes et l’accélération du changement climatique remettent en cause nos certitudes concernant le progrès et sapent notre confiance dans l’avenir de l’humanité. L’humanité vit aux crochets de la Terre, mais elle en est l’hôte. Lorsqu’un parasite ruine son hôte, il se condamne lui-même à mort… Si nous vivons en symbiose avec la Terre, nous pourrons survivre. Si nous persistons à en être les parasites, nous blesserons mortellement la biosphère et nous en périrons ».
Il est vrai que bien d’autres personnalités, issues de tous horizons, ont traduit à leur manière l’urgence de remettre à jour notre perception du monde et l’importance que nous lui accordons. Il est vrai aussi que depuis quelques années, les enjeux planétaires ont déjà fait l’objet d’un très grand nombre d’études et de débats, institutionnels ou non. Mais où sont, dans ce contexte, les repères et les principes directeurs universels indispensables à l’avènement d’une conscience planétaire fondée sur la connaissance de ce qui réunit les êtres en un seul Tout ? Où est le plan d’action global conciliant vision du long terme et créativité réellement inspirée, authentique, librement accordée aux jeux de l’Essentiel ?
Par ailleurs, sur le plan individuel, comment traduire autour de soi, en adéquation avec les enjeux de ce temps, la connaissance acquise dans l’intériorité ? Comment créer en soi l’espace nécessaire au déploiement d’une liberté dynamique qui associerait, à un ferme alignement sur cette sagesse intérieure, la souplesse et la fluidité permettant de la traduire en actions justes dans le monde, autrement dit en actes qui ne feraient « juste » qu’actualiser l’Énergie qui leur a donné naissance, dans le cœur d’un être vraiment présent à ce monde ?
Vaste sujet, bien sûr, mais la notion de symbiose conduit directement à ce qu’il a de plus central. En effet, comment concevoir autrement que sous la forme d’une interaction constante, étroite, aussi harmonieuse que possible, nos liens privilégiés avec la Terre qui a permis notre émergence, nous héberge et subvient à nos besoins vitaux ? Entre intériorité humaine et environnement planétaire, c’est un lien indissociable, une résonance permanente au sein d’un Réel ultime qui se trouve au centre de tout, et donne à l’ensemble de la Création son caractère sacré. C’est pourquoi, bien sûr, la recherche par l’être humain de sa propre transcendance, la libération de son chant intérieur, c’est aussi un déploiement d’harmonies nouvelles dans la vie du monde extérieur. Aucun individu n’est coupé de l’ensemble.
La représentation qu’il se fait du monde a séparé l’humain de cette évidence ! Loin de former avec l’environnement un tout organique fonctionnant harmonieusement, la « société » reste un concept représentant une constellation d’individus particuliers au sein d’une généralité abstraite. Tout aussi abstraite, pour la plupart de ces « individus », est la notion de conscience planétaire…
Qu’il soit pourtant urgent de signer avec la Terre une paix durable, c’est une évidence largement reconnue. De là à inventer des modes de vie en accord avec les lois naturelles, jeter les bases d’un futur viable, développer vision et action justes, la marge reste grande ! Car les choix nécessaires nous mettent ni plus ni moins au défi de devenir ce que nous sommes en vérité, mais aussi en toute liberté, dans l’ouverture au Tout et le ressenti intime de notre interdépendance fondamentale avec les autres Règnes de la nature, avec la Terre elle-même. En quoi cela implique-t-il, par rapport au niveau de conscience majoritairement prévalant, un renversement complet de perspectives ? Un regard neuf, tout à fait neuf, sur l’ensemble de la Création ? Et bien sûr le choix, libre et cohérent, d’un style de vie ouvrant vraiment la voie à l’émergence d’une nouvelle conscience planétaire ?
L’esprit dans la maison
« Vous vous enveloppez dans vos pensées comme l’araignée tisse son cocon autour d’une mouche. Vous êtes à la fois l’araignée et la mouche, et vous vous faites prendre à votre propre toile. Toute votre vie présente et toutes vos incarnations passées se trouvent en vous sous la forme d’empreintes ou de structures énergétiques que peuvent activer certains mots, certaines rencontres ou relations. Vous êtes conditionnés à interpréter votre vécu d’une certaine manière, ce qui détermine votre façon d’y réagir. Donc, quelle que soit la forme d’asservissement que vous connaissiez, il s’agit en fait de la prison de votre propre conditionnement. La plupart des gens vivent toute leur vie en esclavage. » Il faut peu de mots à Deepak Chopra pour évoquer ainsi la condition du moi dans le champ de la conscience ordinaire, ou conditionnée.
Entité individuelle (corps/psychisme) séparée des autres et du monde par la certitude profondément ancrée d’être ce qui unifie et domine l’ensemble de ses facultés comme de ses fonctionnements organiques, ce « petit moi » vit au centre d’un monde perçu comme extérieur. Il y a « lui », et le reste du monde. À quelles fins va-t-il donc mobiliser ses énergies vitales ? À assurer, bien sûr, au mieux sa survie, en fonction d’intérêts personnels ou partagés avec un cercle plus ou moins large de « proches ». Il veut « profiter » de la vie, sécuriser, protéger autant que possible la place qu’il y occupe dans une dimension corporelle et psychique, ignorant l’étincelle d’éternité qui l’habite. Dans ce monde phénoménal commençant pour ainsi dire à la surface de sa peau, infinies sont les formes de l’asservissement, la liste des désirs et des aversions, innombrables les Veaux d’or faits de valeurs illusoires. Sans lien entre l’humain et son essence divine, sans synthèse aucune entre matière et lumière, tout ici demeure lié, plafonné, conditionné, lié, au lieu d’être relié à la Source de sa manifestation. Bien subtil est le tissage des fils qui maintiennent ainsi, à la surface des choses, la plupart des gens englués dans leurs cocons, de vieux cocons de dépendances, d’habitudes, d’attentes et de liens occultés, où toute « liberté » se trouve aussi incluse ! Car ce moi peut bien, du fond de sa narcose, se déclarer libre de faire « ce qu’il lui plaît », de dire « ce qu’il veut », d’agir comme il l’entend, d’aller ici ou bien de rester là : de quoi peut-il, au fond, être vraiment libre? C’est toujours par rapport à ses conditionnements, à ses « empreintes » et autres « structures énergétiques » que l’araignée lui fournit gracieusement les références de telle ou telle liberté. Elle contrôle, circonscrit, surveille et maintient dans un réseau complexe de pensées répétitives, voire obsessionnelles, l’espace misérable au sein duquel elle lui permet d’en disposer… provisoirement, le temps de lui tisser quelque autre songe creux. Combien de fausses libertés faudra-t-il que le moi expérimente ainsi avant de s’ennuyer, ou de trop souffrir à force de s’embourber toujours dans les mêmes ornières ? De réagir encore de la même façon ? De libérations successives en dépendances retrouvées, de grands soirs qui vont tout changer en lendemains gris comme cendre, quand sortira-t-il de la longue léthargie qu’il appelle « sa vie » ? Quelle que soit la hauteur des sommets atteints, Sisyphe au bas de la montagne retrouve toujours son fardeau…
« Et un orateur dit : Parlez-nous de la Liberté. Et il répondit : Aux portes de la cité, et dans vos foyers, je vous ai vus vous prosterner et adorer votre propre liberté, comme des esclaves qui s’humilient devant un tyran et qui le glorifient alors qu’il les détruit. […] En vérité, toutes choses se meuvent en votre être intime dans une constante semi-étreinte, celles qui vous répugnent et celles que vous chérissez, celles que vous poursuivez et celles que vous voulez fuir. Ces choses se meuvent en vous comme des lumières et des ombres par couples étroitement unis. Et quand l’ombre s’affaiblit et disparaît, la lumière qui s’attarde devient l’ombre d’une autre lumière. Et ainsi votre liberté, lorsqu’elle perd ses entraves, devient elle-même l’entrave d’une plus grande liberté. » Khalil Gibran
Le fait que la plupart des gens, prisonniers de leurs pensées limitatives, ne perçoivent ainsi leur environnement qu’à partir des rêves illusoires du « petit moi » entravé qui a « phagocyté » tout leur champ de conscience, est actuellement le plus grand obstacle à l’émergence collective d’une conscience éveillée. En effet, sans accès possible à un niveau de conscience qui puisse rendre à l’humain son vrai rôle et ses pouvoirs au sein du cosmos, comment participer de manière juste et responsable à l’accomplissement des desseins cosmiques ? Or, nous n’avons plus des siècles devant nous pour redécouvrir les liens unissant l’humain à l’univers, nous n’avons plus « tout notre temps » pour signer avec la Terre la paix à laquelle elle aspire : là, seulement là où elle peut être vraiment signée, soit dans la dimension retrouvée, ravivée, dynamisée, de l’homme intérieur relié à sa Source, entretenant avec la Nature le rapport privilégié qui lui permet d’y découvrir à chaque instant les paroles divines, reflets de l’Un dans le multiple. Ceci rend infiniment précieux l’engagement du mystique sur un chemin de Connaissance qui doit justement lui permettre d’apprendre à rendre au Divin ce qui lui appartient, c’est-à-dire… tout !
Pourquoi tant de gens restent-ils prisonniers de leurs cocons, de leurs prisons, de leurs parcours labyrinthiques ? En réalité, les empreintes et structures mentionnées par Chopra, ces toiles d’un mirage mortel et planétaire, ne sont en elles-mêmes ni obscures ni maléfiques. Elles le sont devenues en tant qu’énergies encore non transformées et non transformables, d’ailleurs, et le demeurent aussi longtemps qu’elles restent prisonnières d’une création mentale dissociée de l’Essentiel – le moi individuel auquel l’être s’identifie, et à partir duquel il n’oriente que vers l’extérieur ses énergies vitales. Elles le sont devenues et le resteront aussi longtemps que ce « petit moi » bornera le champ de son existence à des valeurs illusoires érigées en absolu. Ici prend tout son sens le mot célèbre d’Emerson : « Si l’esprit construit sa maison, alors la maison enferme l’esprit. »
Peu importe l’image ! Mouche et araignée à la fois, maître d’œuvre et victime de vieux conditionnements ; esprit confiné dans les murs de ses constructions mentales ; ou Belle endormie au cœur d’une forêt dense, impénétrable, celle du psychisme oublieux de l’âme qui « sommeille » en la splendeur de ses origines : différentes images, une même aliénation. Nous allons maintenant abattre un pan de mur, déchirer le cocon, nous frayer un chemin dans la forêt obscure…
Devenir vivant
« Un être humain est une partie d’un tout que nous appelons « l’univers », une partie limitée dans le temps et dans l’espace. Il fait l’expérience de lui-même, de ses pensées et de ses sentiments comme quelque chose de séparé du reste – c’est une espèce d’illusion d’optique de la conscience. Cette illusion est une sorte de prison pour nous, qui nous limite à nos désirs personnels et à l’affection pour quelques proches. Notre tâche doit être de nous libérer de cette prison en élargissant le cercle de compréhension et de compassion pour embrasser toutes les créatures vivantes et la nature dans sa beauté. » Albert Einstein
« Élargir le cercle de compréhension et de compassion » : des mots ! Encore des mots, des concepts et des images, voilà ce à quoi se ramène cette citation dans le seul champ de la conscience ordinaire. Sa signification, attribuée presque inconsciemment, rejoint à la surface des choses une foule d’idées et de ressentis pour y devenir sensation, impression parmi d’autres, forme immédiatement figée par une histoire personnelle, perception furtive que l’ego va automatiquement « récupérer » pour la traduire à sa façon. La pensée ne peut donc se déployer pleinement et demeure, pour… filer la métaphore des toiles arachnéennes où le sujet « pensant » s’enferme à son insu, limité à cet étroit champ de conscience. Il peut s’y trouver quelques « bons » sentiments, certes ! Peut-être que de « bonnes actions » viendront les extérioriser : très bien. Cela est utile, nécessaire, sans doute pertinent, mais très insuffisant pour épouser la vie dans sa dimension cosmique, le grand enjeu de ce temps !
Compassion, compréhension, voilà des mots auxquels il faut maintenant rendre leur dimension réelle en leur permettant, à un étage supérieur de l’être, de rencontrer pour s’y accorder une réalité-axiome procédant de l’ordre cosmique, et donc relevant de nos structures fondamentales. Il faut tout simplement rendre ces mots vivants, agissants dans le monde ! À chacun de les réactualiser, de leur donner tout leur sens et leur pleine efficacité en les reliant à l’Essentiel. Ils doivent désormais ouvrir, non par ce qu’on en fait, mais par ce qui est accompli en leur nom, le passage à l’Intelligence universelle qui ne demande, précisément, qu’à s’exprimer à travers nous pour guérir et harmoniser un monde malade, victime d’une persistante « illusion d’optique de la conscience ». Compréhension, compassion : ces mots, ou d’autres empreints de « bons » sentiments, ne sont rien ou presque rien s’ils n’aident pas à sanctifier simplement le quotidien, à faire descendre le Ciel sur Terre. Ainsi peuvent être rendues au monde divin, d’où elles émanent à l’origine, les énergies bloquées évoquées précédemment et, du fait de cette séparation, de ce lien coupé entre Ciel et Terre, devenues forces de dissolution, voire d’anéantissement.
On peut embrasser toute les créatures vivantes et la nature dans sa beauté, mais en se fondant là encore sur la vraie nature des choses et leur interaction constante, dans un élan vital qui soit aussi un accord subtil avec la vie et son jaillissement permanent. La vie ne se répète pas, elle est toujours un avènement, une magnificence, quel que soit dans l’instant le jeu sans fin des apparences. C’est pourquoi l’étude expérimentale des lois ontologiques qui la régissent, en permettant de l’appréhender dans une relation de plus en plus consciente avec Ce qui Est, conduit naturellement à en saisir aussi l’immense beauté, cette « extrémité de l’univers vivant » dont parle si bien François Cheng. Par l’élargissement du cercle, la connaissance, la redécouverte et les libérations successives, la compréhension, la compassion, l’élargissement encore… peu à peu cèdent les murs séparant l’ancienne entité réduite au corps et au psychisme de son être véritable, de son soleil intérieur. Voici que deviennent possibles ce renversement complet de perspectives (par rapport au paradigme encore dominant) et ce regard nouveau sur la Création auxquels nous convie l’urgence planétaire.
Il ne s’agit plus d’être libre seulement de ceci ou de cela entre des murs de prison, mais d’être totalement libre de sa vie personnelle à partir d’un plan de conscience supérieur, au-dessus du seul moi conditionné et de ce qu’il persiste, bien sûr, à suggérer en permanence. Il a la vie dure, et ressent « diablement » mal la remise en cause de son hégémonie ! On ne va pas lui enlever si vite sa vieille illusion d’optique, ses précieuses empreintes, ses chères structures énergétiques. L’éveil au vrai sens de la Vie, avec un V majuscule, cette toute nouvelle qualité de conscience portant les ferments du Royaume des Cieux, c’est dans sa survie qu’ils le menacent à terme, le voici « repéré » dans ses petits jeux. On peut donc compter sur sa résistance ! Il faudra cultiver patiemment, chaque jour, l’intention d’être libre, le vouloir à tel point que cette intention l’emporte sur n’importe quel autre désir. Ce n’est pas un chemin facile. Sortir du connu, de l’habituel, du pré-formaté, du rassurant et du « tout tracé » pour laisser grandir en soi une nouvelle dimension, ces nouveaux petits ferments du Royaume des Cieux, quelle aventure ! Entrer avec la nature et les créatures vivantes dans une relation vraie, intégrant ce « nouveau », cet au-delà de soi-même qui ne cesse d’appeler et attend notre réponse, ce n’est pas un chemin facile… Mais c’est pourtant celui de la liberté, celle d’une vie qui ne se laisse plus enfermer dans les catégories de l’espace et du temps, auxquelles tant d’êtres humains bornent toujours le champ de leurs expériences. Tout devient possible, quand la Vie peut enfin transcender une histoire pour s’y incarner, comme elle devrait, globalement, transcender l’Histoire humaine pour s’y incarner pleinement. Tout devient possible lorsqu’un sentiment profond de prévenance, bien au-delà des seuls intérêts personnels, pénètre désormais l’univers infini…
On entre en liberté comme on devient vivant, sortant des représentations pour exister grandeur nature, au cœur de l’être conscient de sa nature véritable, le centre matriciel où peut naître, pour s’extérioriser harmonieusement, une relation juste et vraie avec « les créatures vivantes et la nature dans sa beauté ». Là commence réellement la paix avec la Terre. Connaissance et respect de l’interconnexion des êtres et des choses au sein du Réel ultime qui les fonde et les soutient, accomplissement sur le plan terrestre de la vocation humaine, redécouvrir en soi le Royaume divin pour le manifester à l’extérieur : le devenir, ici, devient ontologique. »
Par Annie Michel – Extrait de la Revue Rose-Croix n° 233