Francis Bacon est né à Londres en 1551. C’était, selon l’état civil, le fils d’un haut personnage, jurisconsulte réputé, et qui avait été garde du grand sceau, sous la Reine Élisabeth Ière. Très tôt, cet homme semblera (nous aurons à nous demander si ce comportement extérieur n’avait pas en fait une raison d’être plus profonde) incarner le type même de l’ambitieux déchaîné, possédé par l’envie furieuse de parvenir à tout prix au faîte des honneurs. Il servira pourtant très fidèlement Élisabeth, puis le successeur de celle-ci (fils, lui, de Marie Stuart d’Écosse) Jacques Ier. Celui-ci le fera nommer Grand Chancelier d’Angleterre en 1618.
En 1621, le Parlement accuse Francis Bacon de vénalité, de corruption, d’accaparement des deniers publics. Un dur procès s’engage, et le Grand Chancelier se trouve condamné, non seulement à une amende très considérable et à la perte de toutes ses fonctions, mais à l’emprisonnement perpétuel en la Tour de Londres. Heureusement, Bacon ne restera qu’un jour dans un cachot de celle-ci ; son Souverain, très fidèle à ses amitiés (cela arrive quand même parfois aux rois), intervient à temps pour s’opposer à l’exécution de la sentence.
Bacon mènera désormais une vie studieuse jusqu’à sa mort (1626).
Mais cette vie apparente fut-elle la seule ?
Il plane un double mystère, lequel s’est d’ailleurs trouvé résolu, du moins pour ceux qui laissent parler les documents, sur la personnalité même de Francis Bacon. Un mystère généalogique tout d’abord : il semble presque certain qu’il fut le fils naturel d’Élisabeth avant l’accession de celle-ci au trône. Cela explique l’attitude vraiment protectrice et toujours maternelle que la Reine eut pour lui toute sa vie durant. Une tendresse toute différente de celle, amoureuse, accordée au Comte d’Essex par exemple, lui-même fidèle ami de Francis. Contrairement à la légende si pieusement entretenue encore, Élisabeth ne fut pas du tout « la femme sans hommes » popularisée par la littérature et le théâtre, sans parler de l’histoire anglaise patriotique.
L’autre mystère, qui nous intéresse bien plus directement certes, est celui-ci : les pièces signées de William Shakespeare furent-elles vraiment écrites par cet acteur célèbre, ou par un haut personnage de la Cour, Francis Bacon lui-même ? La réponse affirmative ne semble faire aucun doute. Bien des arguments pourraient être invoqués, mais nous nous bornerons à deux. Tout d’abord, le théâtre de Shakespeare traduit une prodigieuse érudition philologique, historique, théologique, etc., qui dépassait de beaucoup les possibilités personnelles de l’acteur de ce nom, intelligent certes, mais qui n’eut jamais l’occasion ni le temps d’acquérir les connaissances fantastiquement encyclopédiques de Francis Bacon. D’autre part, on a pu montrer la complète identité des procédés cryptographiques utilisés par Bacon et de ceux qui se révèlent utilisés dans certains documents shakespeariens. Nous renvoyons aux travaux modernes de Pierre Henrion, par exemple à sa magistrale Défense de Will, entre autres spécialistes.
Sur le frontispice de la toute première édition des oeuvres de Shakespeare, le visage de l’auteur semble un masque tenu par une oreille qui est en fait un doigt posé sur le vrai visage, qu’il dissimule.
Sans nul doute, l’acteur William Shakespeare fut le commode prête-nom de Françis Bacon. Pourquoi cette dissimulation ? Il faut, pour la comprendre, se reporter à l’époque où régnaient encore à la Cour d’Angleterre les préjugés théologiques et sociaux qui faisaient juger indigne d’un « homme de qualité » d’avouer son intérêt trop direct pour le théâtre : non seulement monter sur la scène, ce qui aurait été vraiment impossible, sauf pour les divertissements de cour, mais même écrire des tragédies et comédies. Tout cela a été impensable alors pour un homme de très haute noblesse. De tels préjugés nous semblent certes bien ridicules, et Francis Bacon devait être édifié, au fond de lui-même sur leur vraie valeur mais il ne pouvait se permettre, sans nuire à sa propre mission, de braver trop ouvertement les idées dominantes de sa classe sociale.
Essayons maintenant de voir la carrière même de Francis Bacon sous son véritable jour. Honnêtement, on est plongé dans le vertige et l’émerveillement. Même en laissant de côté les chefs-d’oeuvre de « Shakespeare », cet homme semble avoir eu le rare génie d’allonger, de multiplier, de centupler le temps dont il disposait. En effet, le fait de se consacrer des années durant avec tant d’ardeur à la recherche des honneurs, à la dure poursuite d’une belle carrière politique, à la fréquentation incessante (tantôt exaltante, tantôt si décevante, mais toujours prenante) des hauts personnages tenant les leviers de commande de l’État britannique, ne l’a pas empêché de déployer parallèlement une activité débordante, prodigieuse dans le domaine de la théologie, de la philosophie, des expériences scientifiques, de la littérature, des arts et métiers. Même en nous limitant donc à l’étude des oeuvres que le chancelier britannique signa de son nom, Francis Bacon apparaît comme un génie universel aux possibilités encyclopédiques ; c’est en cela notamment, et par d’autres aspects aussi, qu’il ressemble tellement au Dr Harvey Spencer Lewis. Comme celui-ci, il fut attaqué, jalousé, calomnié de mille manières ; l’apogée des haines accumulées contre Bacon s’étant traduite dans le fameux procès de 1621. Certains initiés connaissent hélas (songeons au procès de Jacques Coeur, par exemple) cette si terrible épreuve d’être traînés dans la boue. En irradiant autour de soi beaucoup de lumière, les ombres ne deviennent-elles pas, par contraste, plus épaisses dans les recoins où elles s’accumulent ?
Est-ce la seule ambition personnelle qui a poussé Francis Bacon à tant rechercher les honneurs, les distinctions, les biens ? Il est permis d’en douter. N’oublions pas, en effet, que la mission d’un haut Initié suppose l’effective conquête des moyens permettant d’exercer positivement celle-ci. C’est pourquoi nous voyons parmi eux d’une part des ascètes retirés du monde, d’humbles travailleurs vivant dans la pauvreté ou même la gêne, et, à l’inverse, d’autres maîtres s’élevant, eux, au sommet de la hiérarchie sociale des pays où ils oeuvrent. C’est le mot acceptation qui caractérise le choix du véritable Initié et ce sera donc un devoir pour lui d’assumer toutes les conditions matérielles, pauvreté ou richesse extérieures, selon les cas nécessaires à l’accomplissement de sa mission.
L’étude approfondie du théâtre de Shakespeare comme des oeuvres philosophiques de Francis Bacon nous oblige à reconnaitre en celui-ci un haut Initié rosicrucien. Les documents rassemblés par quelques chercheurs nous forcent même à le considérer comme ayant probablement atteint au début du XVIIe siècle, la plus haute dignité visible dans la hiérarchie rosicrucienne : celle d’Imperator de l’Ordre.
Par Serge Hutin, extrait de « L’ésotérisme de l’histoire », édition Diffusion Rosicrucienne.