« Dans la construction de sa personnalité, l’homme est placé devant un choix. Il peut se rallier à l’école matérialiste, qui professe que l’évolution cosmologique consiste en une complexification croissante, où les particules élémentaires se regroupent en atomes, les atomes en molécules, et où la vie apparaît spontanément au-delà d’un certain niveau de complexité moléculaire. Quant aux phénomènes psychologiques, il convient de chercher une explication reposant sur des considérations physiologiques : selon cette école, la conscience résulte de phénomènes électriques qui se produisent dans le cerveau. Ces personnes considèrent – à juste titre – que le système nerveux de l’homme est infiniment plus riche que ce que nous croyons en connaître à l’heure actuelle ; que la science peut étudier ces processus, que nous comprenons de mieux en mieux, et qui nous seront un jour parfaitement clairs. Mais elles affirment qu’après la mort, il n’y a rien, et que les discours spiritualistes émanant des diverses religions et ordres initiatiques ne sont qu’un baume destiné à calmer l’angoisse devant la mort inéluctable.
Nombre de ceux qui suivent cette voie seront tentés par le désarroi, le désenchantement, le désabusement, l’indifférence, parfois même par le désespoir. Nous ne les rejoindrons pas dans cette direction. Beaucoup d’autres en revanche, (en fait, c’est leur position que nous considérerons plutôt ici) diront, à leur honneur, qu’il convient donc de faire face avec lucidité en vivant dignement, conformément à la haute idée que l’on peut se faire de l’humanisme. Elles adopteront la maxime : « Conduis-toi de manière à ce que ton exemple puisse être érigé en règle de conduite universelle ». Elles taxeront souvent de « vitamine du faible » tout discours tendant à alléger l’angoisse métaphysique. Elles professeront que, oui, l’idée de transcendance est profondément ancrée dans la conscience humaine, mais exclusivement dans cette conscience et non dans l’architecture de l’Univers.
Bien que réductrice, cette explication est infiniment plus riche, plus noble et plus respectable que celle de la pensée religieuse primitive, parce que celle-ci doit sans cesse épurer l’idole qu’elle s’est forgée. Cette idole n’est qu’un simple miroir dans lequel l’homme contemple ses fantasmes.
La recherche rationnelle
Imaginons une discussion amicale, fraternelle, dans une atmosphère détendue, entre deux hommes de bonne volonté. L’un est un agnostique sincère et ouvert, l’autre est membre d’un ordre initiatique ou, en tout cas, a étudié la mystique. Ces deux personnes s’estiment et se respectent. Elles considèrent toutes deux qu’il est de leur devoir de nouer un dialogue basé sur la tolérance avec toute personne de bonne volonté. Comment un tel dialogue peut-il s’établir ? Mise à part la question de l’existence d’une transcendance, nos deux protagonistes s’apercevront rapidement que le nombre de leurs points d’accord est considérable.
Tous deux jugent que la rationalité doit être poussée aussi loin que possible, y compris dans l’interprétation physicochimique des processus vitaux. Pour l’un, la Raison doit être le guide suprême du comportement humain. Pour l’autre, elle est l’écho de la voix même de Dieu. Tous deux considèrent qu’il convient d’expurger les idoles, mais, ajoutera le second, il ne faut pas « jeter l’enfant avec l’eau du bain ». Tous deux admettront que c’est la quête, la mise en route, le cheminement sur le sentier infini, la recherche intérieure tâtonnante qui enrichit la personnalité humaine. Tous deux savent que la présentation du problème et la nature de la controverse évoluent constamment au cours des siècles en fonction du niveau d’évolution de l’humanité et en fonction des succès rencontrés dans toutes les composantes du progrès humain. Tous deux pensent qu’il est vain de s’accrocher à la lettre des traditions, des conceptions et des dogmes communément admis dans le passé dans les différentes cultures, qu’elles soient européennes, asiatiques ou africaines. Nos deux protagonistes veulent tous deux s’inscrire dans le courant spiritualiste, c’est-à-dire effectuer une marche vers l’esprit, de la même manière que l’on marche vers un horizon qui recule sans cesse.
Tout en se réclamant de l’école agnostique ou athée, le premier recherche un sens à la vie. Il est prêt à admettre que l’existence ne se réduit pas à son aspect matériel évident. Tout en refusant toute idée de transcendance, il se réfère à une spiritualité laïque qui implique une descente dans l’intériorité. Le nœud du problème se situe en effet au niveau de la conscience individuelle qui n’existe à un niveau développé que dans la seule espèce humaine, alors que l’évolution s’est poursuivie au sein de toutes les espèces vivantes. L’homme apparaît comme le produit de la dernière phase d’une fantastique évolution qui conduit de la matière brute à l’esprit par l’intermédiaire de la vie. L’école matérialiste répond que nous connaîtrons un jour une réponse scientifique à cette question. À mi-chemin entre pensée religieuse et spiritualité laïque, le mystique ne se satisfait pas de cette réponse et cherche à établir un pont entre deux univers différents.
Le doute méthodique
Au cours de leurs discussions, ces deux personnes évoqueront peut-être l’œuvre de Descartes (1596-1650). Cherchant à rendre compte aussi rationnellement que possible de l’existence de la conscience humaine, ce philosophe proposera son aphorisme célèbre : « Cogito, ergo sum », « Je pense, donc je suis ». Ceci ne résout pas le problème, car sum (je suis) n’implique pas nécessairement une existence éternelle, mais peut ne décrire qu’une existence fugace, limitée dans le temps.
Cependant, plus de trois cents ans avant Descartes, un grand mystique du passé, connu sous le nom de Maître Eckhart (12601328), avait, des mêmes prémisses, donc de l’existence d’une conscience individuelle, tiré une autre conclusion, bien plus 42 générale, en écrivant : « Cogito, ergo aliquid », ce qui se traduit par: « Je pense, donc il existe quelque chose ». C’est le caractère concis et limité de cette assertion qui lui confère sa force, son pouvoir de conviction et son caractère raisonnable. Cette proposition n’est pas une démonstration, mais une affirmation volontairement limitée à l’essentiel. Il s’agit d’une option qui constitue une invitation à la recherche rationnelle d’une transcendance. Elle débouche sur l’espérance qu’il existe dans l’âme humaine quelque chose qui dépasse l’homme et auquel ce dernier peut faire appel.
Même s’il met en doute le bien-fondé d’une telle espérance, un agnostique sincère admettra souvent la légitimité d’un approfondissement de l’aphorisme de Maître Eckhart. Dans la plupart des cas, cependant, il maintiendra son refus de toute transcendance en préférant parler d’immanence, c’est-à-dire de la recherche des trésors insoupçonnés contenus dans l’âme humaine. Or le mystique sait que l’étude de la splendeur de l’âme intérieure constitue un magnifique portail d’entrée conduisant à une voie royale dans la quête de la spiritualité. Si elle est poussée suffisamment loin, une telle recherche peut rendre bien illusoire toute tentative d’établir une distinction entre transcendance et immanence et peut la réduire à une querelle de mots et de définitions. La raison profonde est que Dieu veut garder sa présence dans l’univers discrète, voire secrète, car il veut que l’homme accède à l’autonomie. Le mystique est conscient du fait qu’une mystérieuse assistance lui a été portée et en rend grâce à Dieu et aux Maîtres spirituels. Mais quelle est la nature de cette assistance ?
La sève et l’ouragan
Il existe deux types de forces créatrices dans ce monde. Ce sont, d’une part, des forces mécaniques, parfois subtiles, comme celle des muscles de la main, et parfois brutales, comme celle de l’ouragan. Il existe cependant aussi les forces créatrices de notre propre conscience, qui nous viennent directement de Dieu. Elles sont étroitement associées à la pensée humaine. Ces forces spirituelles sont apparemment faibles, mais elles sont tenaces et opiniâtres. La pratique d’une activité avec laquelle on est en résonance produit une pensée bonne, constructive, aimante et intelligente, qui tend à nous conduire vers un état d’harmonie supérieure. Ceci peut se comparer à la montée de la sève dans la tige d’un rosier. Bien sûr, l’ouragan peut casser cette tige, et l’existence humaine rencontre souvent de tels désastres, mais le mystique sait que Dieu agit à l’image de la sève, non à celle de l’ouragan.
Dieu n’est pas extérieur à l’homme. Il attend que, jour après jour, avec une infinie patience, celui-ci dégage la petite lumière qui est en lui des scories qui la recouvrent. Au début de ce travail, lorsque l’on entre dans la « nuit obscure » dont les mystiques ont parlé, la personnalité se trouve étouffée dans un monceau de cendres froides, ne dégageant ni chaleur ni lumière. Au fur et à mesure que, courageusement et patiemment, la personnalité déblaie et évacue ces scories, elle se rapproche de la lumière et du foyer intérieur. Ce travail est hautement personnel, ce qui revient à dire que chacun doit être l’instrument de sa propre révélation. Il est faux de croire que Dieu viendra en soi. Il ne viendra pas de l’extérieur, car il est déjà là, à l’intérieur de chacun. Plus exactement, ce qu’il y a de plus profond en l’être est Dieu. Et il est inutile d’en chercher un autre. Ceci peut prendre beaucoup de temps, mais rien ne pourra l’empêcher…
La transmutation intérieure
S’il existe en ce monde une personne ou une chose qui rende au centuple à un être l’amour qu’il lui aura voué durant de nombreuses années, cette personne ou cette chose est pour lui la preuve de l’existence de Dieu et le signe de son amour. Il pourra rencontrer peu ou beaucoup de ces signes, selon la richesse de sa vie intérieure et l’orientation de sa personnalité. L’amour entre deux êtres humains, la musique de Mozart, le sens du sacré que l’on éprouve en prenant dans ses bras un enfant nouveau-né, l’évangile de St Jean ou les écrits de Maître Eckhart, voire pour certains l’étude de la physique quantique, en sont quelques exemples. Au fur et à mesure où il progressera, ces points fixes, ces signes, ces révélations croîtront en nombre et en intensité, car « la note isolée implore la compagnie d’une autre qui soit en harmonie avec elle ». Si ce n’était pas le cas, que Dieu prenne en pitié son âme – ou plus exactement sa personnalité de vieillard, car sur sa tombe on pourrait alors écrire : « Ici n’est enterré personne ».
Ces signes et ces dons que Dieu lui-même aura donnés à chacun, nul ne pourra les ravir à personne dans cette incarnation, et ils seront retrouvés dans la suivante pour constituer l’ossature et le fil directeur de la nouvelle existence qui sera à bâtir.
Si les choses acquises en profondeur s’intègrent tellement à sa vie qu’elles deviennent pour l’être le signe de la présence de Dieu, alors il lui sera impossible d’en faire un usage indigne. Il lui sera impossible de profaner l’amour d’un conjoint, de même que de perdre du temps et de l’argent dans des divertissements futiles parce que quelque chose de bien plus grand et de bien meilleur chantera en lui et réclamera toute son attention. Il consacrera tout naturellement chaque minute disponible à l’approfondissement des trésors qui sont en lui, ou plus exactement qui sont en lui à l’état latent mais qu’il a la charge d’exhumer et d’exposer à la pleine lumière. Il échappera ainsi sans effort et tout naturellement aux tentations et sollicitations qui ruinent l’existence de tant de personnes, et sa conduite ne lui vaudra aucun mérite parce que, à aucun moment de son existence, il n’aura été réellement tenté. La vérité l’aura libéré parce que le mal aura perdu sur lui son pouvoir de séduction. Une vie spirituelle étant riche et profonde, elle met à l’abri de toute tentation. C’est ainsi que l’on accède à la paix profonde. »
Extrait de la Revue Rose-Croix n°226 – juin 2008, texte de Jean-Claude Lorquet.