« Les étudiants du mysticisme utilisent souvent sans discernement l’expression « entrer dans le silence ». Il est erroné de penser, comme le font certains étudiants d’aujourd’hui, à l’instar des ascètes d’autrefois, que l’existence mortelle est un mal et que le corps physique est une entrave, une négation des pouvoirs spirituels. Cette conception découle de l’ancien orphisme et du zoroastrisme. Les étudiants égarés ont tendance à considérer que les facultés objectives contribuent à tromper et débaucher l’âme de l’homme. À l’extrême limite, ils deviennent si déraisonnables dans cette croyance que, semblables à Pyrrhon, le sceptique de l’Antiquité, ils ne chercheront pas à s’écarter de la trajectoire d’un véhicule, croyant à une illusion de leurs sens.
Un auteur d’ouvrages mystiques a écrit que l’ascète est une sorte d’athlète, car il est continuellement en lutte contre ses croyances religieuses. L’ascète cherche à subjuguer tous ses désirs physiques et à s’opposer à tous les appels que le monde offre à ses sens, considérant que les choses temporelles sont en conflit continuel avec le Moi divin. Il veut ériger ce dernier en maître absolu. En pratiquant la mortification et l’abnégation, c’est-à-dire en torturant son corps dont il refuse de reconnaître les besoins, il espère libérer son âme. L’ascète a donc coutume d’être un reclus, de rejeter le monde, de monter au sommet d’une montagne ou de trouver une grotte au fond d’une forêt, et ainsi de jouir de ce silence « physique » qu’il estime nécessaire pour que le Moi spirituel puisse régner en maître absolu. Les moines chrétiens des premiers temps étaient de tels ascètes. Ils sentaient qu’il était nécessaire à l’homme de quitter le monde pour être seul avec son âme.
Il est indubitable que nos sens physiques engendrent des illusions. Dans une large mesure, le monde physique tout entier est une illusion et doit le rester. La conception empirique que nous en avons n’est pas conforme à sa réalité. Entre les idées que nous avons sur le monde physique et ce que le monde physique est réellement s’interposent nos sensations et nos impressions, qui doivent être traduites et interprétées ; elles sont sans aucun doute altérées. Donc, nous vivons dans un monde d’illusions. Mais nous avons besoin de ces illusions pour exister sur ce plan. Quand vous découvrez qu’une chose n’est pas ce que vous pensiez qu’elle était, changez vos interprétations. Ne repoussez pas vos sens objectifs et votre corps comme sans valeur. De plus, tout éclaircissement, même acquis d’une façon mystique, doit, pour avoir quelque valeur pour vous, être transformé en réalités matérielles, en choses qui peuvent être utilisées ici, sur terre. Cela signifie que pour utiliser librement une impression cosmique, vous devez l’associer à quelque réalité que vous pouvez voir, entendre, sentir ou toucher objectivement. Nier vos facultés physiques finit par affecter votre capacité à les utiliser au service de vos conceptions mystiques. Trop d’étudiants du mysticisme utilisent l’expression « entrer dans le silence » comme un moyen de fuir devant les réalités de cette existence qu’il est de leur devoir, en tant que mortels, d’affronter et de maîtriser. Quand un problème matériel concernant le foyer ou les affaires se présente, au lieu d’étudier objectivement la manière de l’affronter et de le résoudre, ils entrent dans le silence. Ainsi, ils éludent les problèmes, cherchant à se placer à un niveau supérieur d’intelligence. Une telle pratique n’a rien à voir avec le véritable mysticisme et n’est souvent rien de plus que de l’indolence.
Mystiquement, « entrer dans le silence » ne signifie pas nécessairement communier avec le Cosmique ou s’échapper en conscience vers un autre plan. Cela peut signifier — et c’est souvent le cas — se libérer de toutes les réalités autres que celle qui vous préoccupe essentiellement. Cela peut signifier une concentration objective intense sur un seul sujet important. En d’autres termes, cela peut consister à créer un monde mental, peut-être pour quelques minutes, dans lequel rien d’autre que le Moi et le problème présent n’existent. On peut entrer dans le silence en oubliant son environnement, tout en utilisant les pouvoirs objectifs de la raison pour les appliquer au problème à résoudre. Un vrai mystique ne se sent pas digne de faire appel à la Conscience universelle, d’entrer dans le silence du Cosmique dans l’intention de solliciter de l’aide, s’il n’a pas d’abord exercé le don divin de la raison et les autres facultés mentales qu’il a reçues à sa naissance. Pour le vrai mystique, le silence signifie être seul avec la conscience du Moi, avec le Moi comme unique compagnon. Après tout, une personne peut être physiquement seule et cependant tellement préoccupée par les problèmes du jour, par des pensées qui se tournent vers les choses du monde, que son Moi est pris dans un fourmillement d’idées. Le Moi est loin alors d’être seul, même si le corps l’est. Le vrai mystique peut entrer dans le silence, c’est-à-dire dans la « solitude mystique », dans la solitude avec son Moi, n’importe où, même au milieu d’une avenue mouvementée, parce qu’il a rejeté tout ce qui n’est pas le Moi.
Maeterlinck, mystique contemporain, disait au sujet de la valeur du silence : « Les lèvres ne sont pas plus tôt immobiles que l’âme s’éveille et poursuit ses travaux. » Il voulait dire qu’en nous harmonisant avec notre Moi, en élevant notre conscience, nous devenons pleinement conscients de l’activité de l’âme. Les hommes sont enclins au silence en présence de ce qui les dépasse et qu’ils ne peuvent exprimer avec des mots. Ainsi, ce qui est grand incite à la dévotion et à l’humilité ; en tournant notre conscience vers le Moi, nous faisons l’expérience du grand silence. Mahomet aurait dit qu’avec le silence commence une vie de dévotion et de mysticisme. On dit aussi que, selon les quakers, l’âme devait se retirer périodiquement dans une attente silencieuse, pour y écouter la voix du Divin. Maître Eckhart, mystique allemand, affirmait que l’étudiant de Dieu s’élève au-dessus de la dispersion. En d’autres termes, l’étudiant du Divin laisse derrière lui les choses du monde, les intérêts et les désirs temporels, et essaie de trouver cette solitude et ce silence là où rien d’autre que le Divin n’existe. Pour nous résumer, le principe occulte du silence est de permettre à l’âme d’entendre sans oreilles. C’est aussi de permettre à l’âme de parler, de communier avec l’homme autrement que par la bouche. Cela consiste en une soumission totale de la volonté à la Conscience cosmique pour entendre ce que l’oreille humaine ne peut pas entendre, et pour parler au moyen de l’âme plutôt qu’avec la bouche. »
Par Ralph Maxwell Lewis, extrait de « Le sanctuaire intérieur ».