« Un petit courant de cinéma ésotérique indépendant se développe en France dans la seconde moitié des années soixante-dix, provenant essentiellement de ce que l’on appelle le cinéma « expérimental ». Peu de cinéastes parviennent au long métrage, mais occasionnellement certaines œuvres parviennent à être produites. On peut par exemple citer le cas de Raul Ruiz. Fasciné par les récits gigognes, les mystères attachés aux œuvres d’art, par les processus de création et les mystères irréductibles, ce cinéaste chilien exilé en France commence alors à produire une œuvre étrange et passionnante, baignée d’un ésotérisme qu’il s’amuse à déconstruire méthodiquement. Son film le plus achevé, dans ce domaine, reste L’Hypothèse du tableau volé, un film d’à peine plus d’une heure, en noir et blanc, qu’il réalise en 1978 sur un scénario coécrit par l’écrivain Pierre Klossowski, auteur d’un célèbre roman ésotérique, Le Baphomet. Dans une grande maison, un collectionneur présente une série de tableaux d’un peintre académique du XIXe siècle, un certain Fréderic Tonnerre. Lors de sa première présentation, cette série avait causé un véritable scandale. Le collectionneur se met à disposer les toiles selon un ordre particulier et à analyser chaque toile en utilisant la technique de la reproduction en tableaux vivants. Il émet alors une théorie : la série raconte une histoire complexe, qu’il ne peut que supposer, car une toile est manquante (elle a été volée, d’où le titre du film). Progressivement se révèle un univers caché dans les tableaux, une histoire mystérieuse et occulte, jusqu’à la figure du Baphomet qui fait alors surface. Mais à la fin, le collectionneur exprime ses propres doutes quant à cette théorie…
À la même époque, Alain Fleischer propose un long métrage ésotérique radical intitule Zoo Zéro. Fleischer vient aussi du cinéma expérimental, centré plus spécifiquement sur un discours politique et érotique (il fait ainsi une sorte de lien avec le courant précèdent). Avant Zoo Zéro, il a ainsi réalisé plusieurs films « underground » comme Les Rendez-vous en forêt et surtout Dehors-dedans, interprété par celle qui est alors sa muse, la comédienne Catherine Jourdan. Zoo Zéro bénéficie par contre d’une véritable production professionnelle (la photographie, sublime, est signée par Bruno Nuyten) et d’un casting proprement incroyable. Autour de Catherine Jourdan sont en effet réunis Klaus Kinski, Rufus, Pieral, Pierre Clementi, Lisette Malidor ou encore Alida Valli ! Zoo Zéro se présente sous la forme d’un film fantastique prophétique. Dans un Paris désert, nocturne et délavé par une pluie continue, une chanteuse nommée Eve se produit dans un étrange cabaret, L’Arche de Noé, dans lequel tous les clients portent des masques d’animaux. Après son concert, Eve déambule dans un paysage de ruines urbaines et son chemin croise celui de plusieurs personnages mystérieux, qui, tous, ont un problème ou une relation spécifique avec leur voix (muet, bègue, ventriloque…). Il s’avère que tous sont membres d’une même famille incestueuse. Finalement, Eve rencontre celui qui semble être le père de cette famille, un ancien chef d’orchestre devenu directeur d’un zoo. Eve lui demande d’ouvrir les cages, ce qu’il fait au son d’un enregistrement mythique de La Flûte enchantée de Mozart. La famille est décimée, Eve et le directeur sont finalement foudroyés. Les animaux reprennent possession de la ville.

Même si le film est en grande partie « hermétique », il offre suffisamment de clés pour pouvoir être interprété. Il s’agit, dans un sens kabbalistique, d’une sorte de Genèse inversée. Le Verbe créateur s’est éteint, comme la voix des personnages. Ceux-ci portent tous des prénoms ressemblants : Yves, Yvette, Yvonne, Yvo, Uwe, etc., qui sont bien entendu autant de permutations du nom divin « imprononçable » YHVH. Le nom d’Eve appartient bien sûr au même registre. L’utilisation de la Flûte enchantée, l’opéra « maçonnique » de Mozart, indique aussi que le film doit être placé sur un plan symbolique, ésotérique et mystique. Par ses qualités esthétiques, sa puissance d’évocation et la force de son interprétation, Zoo Zéro peut sans nul doute être rangé parmi les rares chefs-d’œuvre du cinéma authentiquement ésotérique. Il témoigne aussi, comme les films de Ruiz, de l’audace de la création cinématographique française des années soixante-dix, audace qui ne survivra guère a cette décennie.
Ce ne sera que vers la fin des années quatre-vingt-dix et au début du nouveau siècle que, de nouveau, quelques rares productions indépendantes vont apparaître en France pour explorer le territoire de l’ésotérisme. Certaines sont des courts métrages, un format qui permet plus facilement les explorations en dehors des normes habituelles. Beaucoup de films « courts », en fait, depuis les années soixante-dix, pourraient être rattachés à ce courant, mais ils nécessiteraient une étude et une recherche à part entière. L’un d’entre eux mérite néanmoins une mention particulière. Il s’agit d’un film d’Erik Bullot de 1999, d’une durée de 17 minutes et intitule Les Noces chymiques. Bullot est cinéaste, mais aussi artiste plasticien et écrivain. Il est l’auteur d’un grand nombre de films courts, expérimentaux pour la plupart. Ce film-ci, malgré tout, détonne un peu dans l’ensemble de sa filmographie, même si une forme de quête de l’invisible la sous-tend en permanence. Le résumé du film, écrit par Bullot lui-même, est le suivant : « Les yeux bandés, un petit garçon traverse un champ désolé. Une petite fille rêve auprès d’un oncle mystérieux. Le jour de leur mariage, un jeune marie et son épouse s’évanouissent. Un roi et une reine sont allongés dans leurs tombes. Sous la forme d’un conte allégorique, ce film s’inspire des trois étapes de l’œuvre alchimique. Après le passage par la mort, le roi et la reine réapparaissent de nuit, accompagnés de l’oncle et du garçon aux yeux bandés. Ils offrent aux enfants leurs couronnes royales et ressuscitent les jeunes mariés, réunissant les contraires et refermant le cercle des sortilèges. »

De fait, Les Noces chymiques est une des très rares tentatives (avec notamment des séquences de La Montagne sacrée) pour traduire a l’écran le symbolisme du processus alchimique. Le titre lui-même fait référence à un très célèbre ouvrage, Les Noces chymiques de Christian Rosenkreutz, publié en 1616, le troisième des manifestes rosicruciens du début du XVIIe siècle. Cet ouvrage allégorique est également considéré par certains comme un authentique traité d’alchimie. La qualité du film tient essentiellement au respect de l’esprit de cet ouvrage, qui décrit un voyage initiatique et spirituel sous la forme d’un récit assez proche des contes de fées traditionnels. Le film de Bullot s’inspire aussi d’un autre ouvrage alchimique fondamental, le Mutus Liber (1677), dont il reprend une partie de l’imagerie (le linge essoré et mis à sécher, par exemple, dans la quatrième planche du livre) ainsi que son principe fondamental. Le « Livre muet » tient son titre de son absence de texte, de même que le film est dépourvu de dialogues.
Dernier exemple en date d’une production indépendante ésotérique française, Mortem, enfin, est un film produit et réalisé en 2010 par une personnalité originale, Eric Atlan, et sorti très discrètement en 2012. Il se présente sous la forme d’une sorte de thriller métaphysique, mais aussi érotique, ce qui fait soudain un lien avec les films des années soixante-dix. Il est filmé dans un superbe noir et blanc (associant une caméra numérique à des matériels d’éclairage de l’ancien temps, ceux utilisés par exemple par Henri Alekan pour les films de Jean Cocteau, ce qui donne une lumière tout à fait particulière).
Une jeune femme roule à moto sur une route de campagne. Le soir, elle arrive dans une étrange maison qui semble être un hôtel, accompagnée par une autre femme qui la suit constamment. Elle réalise bientôt qu’elle est morte et que son « double » féminin n’est autre que son âme, avec qui elle va se battre durant toute une nuit.

Mortem est une de ces magnifiques « singularités » qui apparaissent régulièrement au long de l’histoire obscure et souterraine du cinéma fantastique français. Mais ce scénario à multiple lecture renferme un contenu authentiquement ésotérique. Celui-ci ne se limite pas à cette rencontre avec une « âme ». Une étrange séquence dans laquelle apparait un jeu de tarot donne une des clés du film, qui est entièrement écrit en suivant certains arcanes majeurs du tarot de Marseille. Il débute ainsi par une chute suivie d’un dédoublement, ce qui renvoie à la Maison Dieu. On retrouve aussi des figures symboliques (la Papesse, la Mort, etc.). De même que le titre en forme de jeu de mots (« post mortem » mais aussi « La Mort t’aime »), le film joue avec des éléments de kabbale, ou avec des noms symboliques. Les dialogues, extrêmement écrits, sont dits et joués par deux magnifiques actrices ukrainiennes qui ne maîtrisent pas totalement la langue française et qui, par leur accent, apportent une tonalité « décalée » renforçant l’étrangeté du propos. Film extrêmement ambitieux même s’il n’est pas entièrement abouti, Mortem tente en fait, peut-être inconsciemment, une synthèse entre les films magiques de Cocteau ou Gremillon et les essais ésotériques des années soixante-dix. Preuve de la vivacité de ce courant dans l’imaginaire cinématographique français, mais aussi de son manque de réception par le grand public. On pourrait ainsi également citer l’œuvre passionnante de Lucile Hadzihalilovic, dont les films se situent dans la zone incertaine entre insolite, fantastique et symbolisme (Innocence, 2004 ; Évolution, 2015), en ne touchant qu’un public restreint. Telle est sans doute la rançon d’un authentique propos ésotérique. »
(Extrait du livre Ésotérisme et cinéma, par Laurent Aknin, paru en 2018 aux Éditions DRC)