« Le binaire est présent partout dans l’Univers. Chacun le rencontre au quotidien, ici et maintenant. Il est le premier niveau de manifestation dans ce monde d’incarnation, car rien ne saurait exister sans les alternances et les contraires. Cela se fait comme la respiration dans l’homme, par attraction et répulsion, et comme le Soleil et la Lune, le jour et la nuit, le bien et le mal, le Ciel et la Terre forment un couple, quels que soient les membres qui le constituent. Il faut être deux pour dialoguer, pour s’entretenir.
La lame n° II du Tarot est la Papesse, ou Prêtresse. La Papesse appartient à l’élément feu et correspond au signe du Lion, c’est le premier Hé du Tétragramme. Les forces qu’elle symbolise sont passives ; elles indiquent une intériorisation du Dessein primordial qui s’incarne à l’intérieur de la personne et fait son chemin d’une façon inconsciente, secrète. Dans l’alphabet hébraïque, le binaire correspond à Beth, signifiant « la maison » mais surtout « le début, le commencement ». Cette maison duelle est composée de l’ordre intellectuel et moral, de la science et de la foi, du corps et de l’âme. La dynamique du binaire aboutit à un troisième point qui équilibre les forces contraires, formant un ternaire. Ce point d’équilibre est celui qui a un pouvoir créateur. Nous verrons que l’ensemble binaire puis ternaire continue d’évoluer vers une étape culminante, fondamentale dans l’ésotérisme, le quatre. Papus parlait des quatre verbes, savoir, vouloir, oser et se taire, qui évoquent pour lui le pouvoir et l’esprit du sphinx. Éliphas Lévi dit que ces verbes forment un grand arcane ésotérique. Nous emprunterons ces dits verbes pour traiter notre propos.
Savoir
Le savoir est le principe qui nourrit la pensée de l’homme. Notre dignité n’est que le reflet de notre pensée, de la manière dont nous réfléchissons, des images que nous sommes capables de construire dans notre mental. L’homme doit travailler sur sa pensée. Les Rosicruciens aiment bien entretenir toujours des pensées positives. Blaise Pascal, dans ses Pensées, ouvrage publié en 1656, disait : « L’homme n’est qu’un roseau, le plus faible de la nature, mais c’est un roseau pensant. Il ne faut pas que l’univers entier s’arme à l’écraser ; une vapeur, une goutte d’eau suffi t pour le tuer. Mais quand l’univers l’écraserait, l’homme serait encore plus noble que ce qui le tue, puisqu’il sait qu’il meurt, et l’avantage que l’univers a sur lui, l’univers n’en sait rien. »
Toutes choses naissent du néant et évoluent vers l’infini. Le néant et l’infini forment un binaire qui influence le savoir. L’un se lie à l’autre, et ils se nourrissent mutuellement, l’un dépend de l’autre. L’intelligence humaine, comme un curseur, évolue entre ces deux extrêmes que sont le néant et l’infini. Rien n’est acquis définitivement à l’être intérieur, surtout en ce qui concerne les connaissances, qui de plus nous permettent de renaître, même si l’être extérieur garde le même masque, la même forme. Notre raison est sans cesse enrichie du nouveau savoir et peut se trouver déçue par l’inconstance des apparences : chaque fois que l’intelligence humaine atteint des sommets, construit des tours encore plus hautes, c’est là que tout s’effrite sur sa terre, sur sa base, comme un séisme, et qu’apparaît un abîme nouveau.
Par analogie, l’homme est comme un néant qui regarde l’infini. Toute chose nouvelle, tout nouveau projet naît d’un chaos récent. La pensée humaine ressemble à un compas, au départ non ouvert, sortant du néant. Et puis, s’alimentant du savoir, les branches du compas s’ouvrent peu à peu, tendant vers l’infini. L’homme est ce point central situé au milieu du rien et du tout. Il est l’intermédiaire entre la nature et le ciel, entre le fi ni et l’infini. Il est nécessaire que l’homme connaisse sa portée, son potentiel qui lui permet de situer son néant et de tracer son chemin vers le grand horizon. Ce que nous avons reçu en naissant du néant s’efface au fur et à mesure que nos connaissances s’élargissent, et le peu d’existence que nous avons nous éloigne de la vue de l’infini.
L’intelligence humaine vogue sur un vaste milieu, poussée d’une extrémité à une autre. C’est ce qui rend l’homme propre au savoir ou à demeurer ignorant de l’absolu. L’homme avec sa pensée est le troisième élément, au milieu entre la nature et l’univers, et constitue le ternaire qui a l’avantage d’être fécond et puissant. L’homme, le ternaire avec son cerveau qui est le relais de ses idées, a besoin d’être arrosé sans cesse par des enseignements nouveaux. Ces enseignements nouveaux, la Connaissance, devraient permettre d’effacer l’orgueil, la vanité, le fanatisme et d’induire l’humilité, le goût pour la beauté et la contemplation. L’homme a la grâce de disposer du verbe, le langage articulé, pour exprimer ses pensées. Le verbe est créateur, et fait évoluer l’être quand il s’exprime à travers lui.
Vouloir
Vouloir manifeste notre volonté à désirer un mouvement qui n’est qu’une série de déséquilibres. C’est le relais de la pensée pour agir. Elle a un caractère binaire qui fait que parfois nous avons une bonne volonté qui nous motive à réaliser quelque chose avec beaucoup d’énergie et d’autres fois une mauvaise volonté qui nous pousse à traîner le pas, à rester dans la lourdeur pour réaliser un projet. La volonté détermine la personnalité et situe le niveau de nos valeurs, mêmes les plus extrêmes, pour lesquelles nous sommes prêts à sacrifier nos vies.
Dans la philosophie d’Emmanuel Kant, nous rencontrons quatre types de volonté, à savoir : la volonté sensible, quand elle est affectée pathologiquement ; la volonté animale, quand elle peut être une nécessité, c’est-à-dire dictée par les impulsions instinctives ; la volonté humaine, car il y a dans l’homme un pouvoir de se déterminer lui-même, indépendamment de la contrainte des penchants sensibles ; la volonté libre, ou libre arbitre, affranchie des impulsions sensibles, et transcendant la raison pure.
L’un des leviers de l’enseignement rosicrucien est le libre arbitre qui conduit le chercheur sincère à aller vers lui-même, vers le Dieu de son cœur, pour connaître sa véritable nature et ainsi devenir maître de lui-même et de son destin. Quand le libre arbitre est en action, la volonté entière et propre de la personne dépasse le binaire et tend à s’unir avec l’influx universel. Malheureusement ce n’est pas toujours le cas, car ce type de libre arbitre est souvent emprisonné dans le binaire, et n’entraîne pas l’expression de la liberté comme il le devrait. L’homme doit être libre en pensée, en parole et en action. Cette liberté est un principe sacré en l’homme ; s’il y adjoint la vertu, cela fait de lui un créateur.
L’homme doit absolument fuir l’ignorance, qui humilie sa dignité. Louis-Claude de Saint-Martin, dans son livre le Ministère de L’homme-Esprit, écrit : « L’homme est né dans la source du désir ; car Dieu est un éternel désir et une éternelle volonté d’être manifesté, pour que son magisme ou la douce impression de son existence se propage et s’étende à tout ce qui est susceptible de la recevoir et de la sentir. L’homme doit donc vivre de ce désir et de cette volonté, et il est chargé d’entretenir en lui ces affections sublimes ; car dans Dieu le désir est toujours volonté, au lieu que dans l’homme le désir vient rarement jusqu’à ce terme complet, sans lequel rien ne s’opère. Et c’est par ce pouvoir donné à l’homme d’amener son désir jusqu’au caractère de volonté, qu’il devait être réellement une image de Dieu. »
Ce caractère fort de volonté aimantée, aiguisée, flamboyante, fait de l’homme un véritable médiateur entre l’Esprit et la matière, ou plus simplement dit entre l’univers et la nature. Il existe un principe vital commun pénétrant toute chose, et ce principe peut être contrôlé par la volonté développée de l’homme. Un adepte n’a pas besoin d’outils extérieurs à son être, la seule action de son pouvoir de volonté est suffi sante. L’exercice de ce pouvoir de volonté est la forme la plus élevée de la prière. La foi dans la volonté fortifie et développe l’imagination, et donc la créativité.
Oser
Oser, c’est entreprendre ce que nous avions pensé pieusement, que nous avions mûri sagement avec une bonne volonté et beaucoup de courage. Cette audace d’agir prend souvent un caractère binaire dont l’idée principale est de participer à la Création et de contribuer au concept du complémentarisme recréant l’unité, la seconde étant l’idée de destruction, l’une impliquant l’autre : la destruction rend possible la création et la création a un caractère subversif. La réflexion sur Oser fait jaillir le mythe du chapitre IV de la Genèse, sur l’histoire des deux frères, fils d’Adam , Caïn et Abel, l’un est considéré comme le méchant, et l’autre comme le juste. Pour Carlo Suarès, Caïn et Abel représentent deux catégories diamétralement opposées : Caïn est l’esprit, l’intemporel, l’art créateur, et Abel la matière, la durée, la reproduction. Abel serait la vie de la nature, de la société, de féminité. C’est la vie animale, la vie de l’espèce, qui engendre les générations, la durée, l’histoire sans fin, le mauvais infini, causes de l’angoisse, de la souffrance, de la douleur, c’est la vie orientée vers la reproduction et non vers la création. C’est la vie de la production et de la consommation industrielles. C’est la vie de civilisation moderne. Et comme dans la mythologie cette vie de civilisation moderne est en train de se détruire, en nous prenant à témoins, c’est l’apocalypse, c’est Caïn.
Oser a pour but de faire apparaître des nouveaux cieux et une nouvelle terre, comme au commencement des temps. Oser, c’est réaliser en proportion de l’intensité de l’aspiration et celle-ci, à son tour, est mesurée par la pureté intérieure. L’action est notre principal devoir, et l’œuvre agit sur le plan physique puisque nous habitons la Terre. Quand l’action nous laissera du temps, nous pourrons étudier, méditer, imaginer, connaître des extases. Ces travaux intérieurs seront d’autant plus faciles et plus fructueux que nous aurons plus complètement œuvré dans la matière. Notre action devra surtout porter à aider son prochain, car la graine donne le fruit dans le terrain où elle est semée et non dans le soi.
L’action la meilleure, la plus courageuse, nous sera funeste si nous l’accomplissons en vue d’un bénéfice personnel. Aider autrui nous fait entrer dans la transcendance, dans le dépassement de soi, cela revient par analogie à dépasser la lettre et à tendre vers l’esprit. Très souvent, nous nous arrêtons à la lettre, c’est-à-dire à notre propre personne, à ses propres soucis. Manifester son humanité, c’est s’intéresser à l’esprit. L’homme nouveau œuvre pour incarner une nouvelle Terre où la matière devient esprit et l’esprit devient matière, tout et rien à la fois. Soutenu par la lumière de la croix, le Rosicrucien participe à la régénération de la vie humaine et œuvre pour un amour universel. C’est par le biais de l’amour universel que l’action nous permet de sortir du binaire en faisant le choix de réintégrer l’unicité divine, en s’investissant pour le bien d’autrui plutôt qu’en restant dans l’erreur, dans le chaos.
Se taire
Se taire : faire silence. Ne rien dévoiler. Vivre le silence conduit à la transcendance, à faire l’expérience de l’infini, qui élargit la vision de l’être intérieur à un niveau universel. Le cœur et le cerveau alignés vivent ce moment de silence, au cours de cet exercice, comme un état d’optique particulier comparable à un miroir astronomique qui permet, chacun à sa manière, d’explorer l’un de ces mondes jusque-là inconnus. Cela demande du calme et du temps pour arriver à identifier ce qui défile dans la tête.
Dans le silence, toutes les idées qui viennent sans contrôle doivent couler abondamment sans aucune attention ; puis se perçoit une couleur, puis une belle image, qui peut être un océan doré par endroits, ou une musique, ou encore un embrasement. Il est bien de s’accommoder avec sérénité à ce qui se passe dans la conscience sans réfléchir, sans sélectionner quoi que ce soit, et surtout sans en avoir peur. C’est un voyage, comme celui d’un navire qui navigue de port en port. Seulement tout ce qu’on rapporte du parcours reste en nous, en secret, bien enfermé dans notre for intérieur. D’aucuns diront que la mer que l’on peut apercevoir pendant ces périodes de silence serait l’Akasha, les mémoires. C’est déjà bien d’y baigner, mais il est difficile d’en conserver quelques souvenirs et de les matérialiser, ce qui est cependant idéal.
Le bénéfice que l’on gagne à faire l’expérience du silence est d’accroître la confiance en soi, de dompter son égo par la maîtrise de son mental. Faire silence dans sa tête, c’est d’abord regarder son corps et tous ses sens, c’est-à-dire arriver à bien s’écouter des pieds à la tête en passant par le cœur, le faire comme si chaque cellule qui constitue un organe était à elle seule tout notre corps, comme si chaque cellule avait un cœur qui battrait à son rythme. Ainsi cette écoute doit arriver à unifier tout le travail de ces différentes cellules.
C’est aussi savoir « prendre soin » de notre peau, pour en quelque sorte la « caresser virtuellement », aller chercher la partie de notre peau qui est sensible, qui est en souffrance, pour apporter de la douceur, de l’assistance de tout notre corps à cet endroit qui pourrait en avoir besoin. La peau est la frontière de notre corps, c’est elle qui est en première ligne, qui est en contact avec le monde extérieur. C’est elle qui, selon la sensibilité qu’elle peut avoir, informe l’intérieur de ce qui se passe à l’extérieur, s’il y a par exemple une agression.
C’est goûter autrement notre propre salive par exemple, pour apprécier la teneur de la méditation, de l’effet du silence qui conduit à s’aimer soi-même. C’est avoir une autre vision de soi-même, qui dans cet état, élargit la connaissance du soi et qui facilite la connaissance du monde et des mystères. Cette autre façon de voir, curieusement, peut amener à améliorer, à corriger notre vision organique, physiologique. L’expérience du silence déchire le voile qui nous empêche de voir l’aura du monde, elle rabote le mur épais qui nous détourne du chemin vrai et nous maintient dans l’errance. Progressivement notre vision s’illumine et la beauté se dévoile progressivement devant nous comme par enchantement, tantôt argentée, comme lunaire, et tantôt dorée, solaire, nous invitant à la contemplation.
Le binaire est l’écriture la plus courante du monde de l’incarnation. La combinaison des formes de vie simple et complexe se meut en binaire. C’est le chemin du labyrinthe de la complexité que représente l’œuvre matérielle. Le mieux est de tendre vers le ternaire qui est créatif. Une fois la compréhension et l’assimilation du binaire faites, l’homme évolue vers le ternaire, car il a en lui les potentialités de la création, il est fait à l’image de Dieu. »
Par Serge Joly Ngoma, extrait de la Revue Rose-Croix n°261