SECTION TRADITIONS ET PHILOSOPHIES
Par Philippe Trigano, membre de la section Traditions et Philosophie de l’U.R.C.I., extrait des revues Rose-Croix n°202 et 203
1ère partie : L’essence des arts martiaux | 2e partie : le mysticisme des arts martiaux
« Les arts martiaux ont une histoire ayant traversé le temps et même les millénaires. C’est en effet une très vieille histoire, qui a fait des arts guerriers, désuets au regard de la technologie, des disciplines de défense et d’éthique, quel que soit l’endroit de la planète, puisque l’on retrouve partout dans le monde une survivance de ces coutumes sous des formes stylisées. Leur sens est devenu religieux, philosophique, ludique, incantatoire, sportif, mais les arts martiaux ont perduré et vont perdurer. Tant que l’homme aura besoin de valeurs, d’éthique et qu’il aura à cœur de se réaliser pleinement, les arts martiaux demeureront une voie possible pour atteindre ces buts, ou au moins tendre vers eux. L’homme a besoin des autres, pour survivre d’abord, et vivre ensuite. De cette rencontre incontournable avec les autres naissent joies et peines, amours et haines. Notre vie humaine est relationnelle par essence dès sa conception. C’est de cette histoire dont viennent témoigner l’existence et la pérennité des arts martiaux.
Cette histoire commence sur la côte de Malabar, en Inde du Sud, dans la région située autour de Calicut, au nord du Kérala. Ce fut le berceau historique, vers le IVe siècle, du plus ancien des arts martiaux de la planète : le Kalarippayat.
Cet art martial complet, alliant à la fois mobilité et puissance, est une technique millénaire qui synthétise à la fois le Dhanurveda, l’ancienne science hindoue de la guerre, et l’Ayurveda, la science de la médecine. À l’origine, le Kalarippayat était l’apanage d’une caste de guerriers du Kérala, les nairs, l’équivalent des samouraïs japonais. Largement répandu en Inde du Sud au Moyen Âge, le Kalarippayat fut introduit en Chine par un moine indien du nom de Bodhidharma. D’après la légende, au VIe siècle, Bodhidharma se rendit au monastère de Shaolin. Après neuf années de méditation, il créa une nouvelle forme de Bouddhisme : le Chan (Zen en japonais). Trouvant les moines de Shaolin dans une condition physique déplorable, il leur enseigna une série de mouvements qui seraient à l’origine du Kung Fu actuel. En l’an 630, l’empereur Tai Tsung fit appel aux moines de Shaolin pour repousser les Mongols. Reconnaissant, il autorisa le temple à former cinq cents moines guerriers. À partir de là, la renommée du monastère ira croissant.
Le Karaté est issu de cette tradition martiale chinoise. Dès le Xe siècle, la Chine entretint des rapports commerciaux et diplomatiques avec l’archipel des Ryukyu, entre Taïwan et l’extrême Sud du Japon, alors royaume indépendant. De nombreux Chinois se rendaient à Okinawa pour y faire du commerce. Parmi eux, certains pratiquaient différents styles de boxe chinoise (ou Kung Fu). En 1429, Sho Hashi, originaire de la province chinoise de Chuzan, réalisa l’unité des différents fiefs qui morcelaient l’île d’Okinawa, et interdit la possession de toute arme. C’est alors que se développa l’art du combat à main nue et son utilisation dans l’entretien de la santé, ainsi que le maniement des outils aratoires à des fins martiales, ce qui aboutira à la création du KoBudo (Nunchaku, Saï, Bô, Jo…). En 1609, tout l’archipel fut brutalement envahi par les Japonais. Le clan Satsuma, originaire de Kyushu, avec à sa tête Shimazu, impose sa domination et fait une véritable dictature militaire sur les îles Ryukyu. C’est à partir de cette date que le côté le plus dur des techniques de combat à main nue va se développer. La notion de secret dans la transmission de l’enseignement provient également de cette époque, secret qui sera maintenu vis-à-vis des Japonais jusqu’à la fin du XIXe siècle. La plupart des entraînements se déroulent alors de nuit (à l’époque de Gishin Funakoshi, en 1888, fondateur du Karaté Shotokan).
Au début du XVIIe siècle, après une longue période de guerre civile ininterrompue, le shogun Ieyasu Tokugawa parvint à imposer l’unité nationale et la paix civile au Japon. Lui-même, puis ses successeurs, décidèrent de mettre en place des lois et des réformes afin d’assurer la pérennité de leur pouvoir. Ces réformes eurent pour objectif immédiat d’enfermer le Japon sous leur joug. Ils régnèrent ainsi pendant près de deux siècles et demi. Dès 1612, aux premiers jours du shogunat Tokugawa, des samouraïs que la paix civile avait éloignés des champs de batailles, devinrent ainsi des rônins, c’est-à-dire des « hommes de la vague », autrement dit des samouraïs sans maître, errant dans le Japon à la recherche d’un emploi.
En 1876, durant l’ère Meiji, les samouraïs perdirent la faculté d’arborer le dernier symbole de leur appartenance à la classe des guerriers : le port du sabre. Les anciennes façons de combattre devenaient obsolètes, de nombreux systèmes d’arts martiaux tombèrent dans l’oubli, tandis que d’autres se transformaient en systèmes éducatifs ou voies de développement personnel. L’aspect self défense y était privilégié, au détriment des techniques meurtrières, ce qui avait été, jusque-là, la priorité des écoles d’arts martiaux. On vit alors les dojos (salles d’arts martiaux) lever le voile sur leurs secrets et s’ouvrir à un vaste public.
L’histoire des arts martiaux japonais se décline en deux périodes, l’une où leur pratique avait une utilité immédiate et vitale, soit sur les champs de bataille, soit dans les duels, l’autre où la pratique a poursuivi d’autres objectifs que ceux de survivre. Jusqu’à l’ère Tokugawa, période où le Japon est entré dans un état d’isolationnisme, on pratiquait le Bujutsu (bu = martial ; jutsu = technique) et les arts tels que le Kenjutsu, le Iai Jutsu, le Jujutsu, le Karaté Jutsu, le terme jutsu accolé signifiant qu’il s’agissait de techniques guerrières destinées à neutraliser, et à tuer les ennemis. À l’arrivée des Tokugawa, avec l’installation de la paix civile, on a vu fleurir ce que l’on appelle de nos jours les Budo, le suffixe do mettant l’accent sur la pratique d’une voie de perfectionnement intérieur plus que sur l’acquisition de techniques. Aujourd’hui, nous parlons donc de Kendo, de Iaîdo, de Judo, de Karaté-Do …
À l’origine, les arts martiaux n’étaient pas divisés. On n’apprenait pas l’art des poings, ou l’art des pieds, ou celui des projections. Le Budo (la voie martiale) était un ensemble. Par la suite, pour des commodités d’enseignement, on a séparé l’art martial en plusieurs disciplines. Mais en fait, tout est lié : que ce soit à main nue ou avec une arme, les techniques sont les mêmes. Si l’on pratique bien le Karaté, on n’aura aucune difficulté à utiliser un bâton ou un sabre. La discipline guerrière se transforma véritablement en art martial et en voie (do) d’évolution, lorsque le guerrier rencontra le mysticisme en prenant conscience que l’essence de l’art martial est l’Amour Universel. Pour pouvoir devenir bon, encore faut-il s’être vaincu soi-même et avoir fait preuve de courage et de persévérance. On observe le même phénomène en Occident, où le futur chevalier était initié à la voie de l’épée et de la lutte.
La difficulté de présenter la notion de do (voie) par rapport à celle de jutsu (technique) réside dans la contradiction entre le combat contre un adversaire physique et le combat contre soi-même. Les individus, suivant soit leur mental, soit leur aptitudes physiques, soit leur éducation ou évolution spirituelle, ont tendance à privilégier l’un ou l’autre type de combat.
L’art martial est une voie royale dans laquelle l’homme se trouve appelé, après un long et difficile apprentissage, à construire son chef-d’œuvre comme le faisaient autrefois les Compagnons ou les bâtisseurs de cathédrales. À la différence près que dans l’art martial, la cathédrale, c’est l’homme lui-même. Le Budo est un cheminement, un travail sur la réalité de notre personne, une ascèse qui doit toujours avoir un lien avec une spiritualité et une philosophie. C’est une pratique de polissage pour parvenir à se tenir un peu à l’écart de ce que la vie quotidienne a de sordide et de frustrant, pour trouver plus de plénitude en soi-même.
Dans l’art martial est enseigné le respect de l’intégrité de tous, d’uké (attaquant) comme de tori (défenseur). Le sens de l’art martial est de participer à l’évolution et au progrès de chacun, de permettre à tous de se renforcer, de se construire physiquement et mentalement. Dans un premier temps, l’homme guerrier doit apprendre à défendre son corps contre tout ennemi, sans faire appel aux armes, afin de fortifier le mental. Dans un second temps, il faut découvrir et comprendre que la rigidité corporelle doit céder la place à la souplesse (ju). Lorsqu’il se trouve confronté à une situation dangereuse, un Budoka doit toujours garder son sang-froid grâce à ce qu’il est convenu de nommer la maîtrise de soi. Celle-ci ne s’acquiert que par l’entraînement du corps et de l’esprit. De plus, on doit être en mesure, non seulement de neutraliser un adversaire, mais également de le remettre sur le droit chemin, après lui avoir ôté l’envie de détruire et lui avoir fait comprendre son erreur. L’un des principes fondamentaux du Ju-Jitsu repose sur l’ignorance de tout rival, en apprenant à vivre sans ennemi, partant du principe que l’ennemi n’existe pas et que le plus souvent, il est en nous.
Les arts martiaux ne sont pas une apologie de la violence et de la haine. Il y est question de guerre mais aussi d’amour. Mais on pourrait se demander : la guerre contre qui, et l’amour de qui ? De quel combat s’agit-il ? Combattre, c’est se heurter à quelqu’un, c’est échanger des coups. Mais c’est aussi s’efforcer d’arrêter une personne ou une chose néfaste (combattre un incendie) ou s’opposer à soi-même (combattre sa paresse). La richesse des arts martiaux est bien là. C’est une question d’effort et de discernement. Qui est votre plus grand ennemi ? L’autre ou vous-même? Qui met votre vie en danger ? Celui qui veut attenter à votre vie, ou vous qui ne savez pas la préserver et lui donner de la valeur ? Même dans un dojo, en la présence d’un sensei (maître) vertueux, on peut faire semblant. Le dispositif est là pour ne pas échapper à nous-mêmes, mais au fond, la liberté appartient à chacun d’entre nous de mettre à profit l’entrainement pour apprendre à bien vivre, avec noblesse et sérénité. Si l’autre reste notre éternel ennemi, si nous ne cessons de vouloir nous en rendre maître, il est possible que nous nous trompions, et d’objectif, et d’ennemi.
L’adversaire, ce n’est pas l’autre, c’est soi-même. C’est la partie de nous-mêmes qui nous échappe, que nous ne connaissons pas, que nous ne contrôlons pas, qui constitue la plus grande entrave à notre bonheur. C’est notre ego qui nous fait penser, réfléchir, calculer, qui nous rend petit, parfois mesquin. C’est notre ego qui se laisse submerger par les émotions.
Le Budo est une voie d’action. C’est une répétition inlassable des techniques, pour répondre à ce qui constitue une obligation spirituelle de parfaire son être. Ainsi le Iai-Do, ou l’art de dégainer le sabre, est aussi l’art de trancher l’ego ; de même, le Karaté-Do peut être vu comme l’art de casser l’ego. L’étymologie du mot Karaté est d’ailleurs très intéressante. Té signifie « main » ; kara désigne le mot « Vide » (mais aussi « Chinois », en référence avec les origines chinoises de cette discipline). Le Karaté est donc la technique de la « main vide », vide de pensées égoïstes et mauvaises, vide comme un tronc de bambou, qui est aussi droit, souple et incassable, vide de soi, comme synonyme de la vérité de l’univers.
Un vrai Budoka est surtout efficace parce qu’il a appris à éviter la confrontation, parce qu’il a appris que prouver à l’autre, juste pour prouver, en dehors de tout besoin vital de faire, est une concession à l’ego qui l’éloigne du vrai but. Dans une société qui n’est plus guerrière, tout art martial digne de ce nom (affichant le suffixe Do) met au centre de sa raison d’être, l’évolution intérieure du pratiquant, l’accès à une autre forme de connaissance, et ce par la magie d’une sorte d’alchimie interne. Avancer fermement sur la voie (do), ne pas se contenter de toutes ces apparences qu’elle peut un court instant donner, c’est apprendre les réalités de la vie, et en particulier distinguer ce qui est réellement important de ce qui ne vaut pas la peine de risquer une confrontation stupide et incontrôlable.
Roland Habersetzer, 8e Dan de Karaté-Do, nous indique : « Dans l’art martial traditionnel, il est question d’un mental qui doit rester à tout instant, fut-ce dans le feu de l’action, capable de contrôler le corps en gardant toutes ses capacités d’appréciation. Il apprend à répondre, non à réagir par réflexe conditionné. On n’y tolère aucune perte de cette maitrise de l’esprit sur le corps, aucun dérapage qui résulterait d’une forme de manipulation au niveau mental et qui entraînerait à tous les excès, dans une parfaite bonne conscience… Or, le vrai Budoka, faut-il le rappeler, est un merveilleux outil pour construire, se construire soi-même (jitsu-gen) à travers l’acceptation de l’épreuve, et puis construire autour de soi. Le Budo doit donner au pratiquant un mental fort, capable de rayonner dans une communauté dont il est solidaire. Le Budo doit lui donner les moyens de le faire … »
Les arts martiaux sont donc un moyen d’acquérir des qualités morales afin d’atteindre une conduite juste, comme nous l’indiquent les préceptes du Karaté (selon Gishin Funakoshi, fondateur du style Shotokan) :
- L’homme sage cherche à égaler les qualités qu’il trouve chez les autres et à éviter leurs défauts.
- Respectez les règles de la morale dans votre vie quotidienne, en public comme en privé.
- Polissez continuellement votre esprit. Il faut se débarrasser du superflu.
- En Karaté, ne jamais attaquer le premier. Si un ennemi survient, bloquez ses coups sans frapper en retour et laissez-le se battre lui-même.
- Le Karaté encourage la droiture. Si quelqu’un est vrai envers lui-même, c’est la société tout entière qui en tirera profit.
- Connais-toi d’abord avant de connaître les autres.
- La technique mentale plutôt que la technique physique : la technique ne fait pas la personne, c’est la personne qui fait la technique.
- Laisse ton esprit libre, ne le laisse pas se fixer.
- Le Karaté est une recherche qui dure toute la vie.
- Le Karaté est comme de l’eau qui bout; si vous laissez s’éteindre la flamme, l’eau tiédit.
- Ne pensez pas à gagner, mais pensez à ne pas perdre. Désirer gagner à tout prix mène à la destruction irréfléchie ; ne pas vouloir perdre suscite le bon sens et la réflexion dans l’action.
- Ne jamais oublier que le Karaté commence et finit avec le respect. On doit avoir du respect pour l’enseignement, du respect pour son partenaire, du respect et de la vénération pour la vie. À ce propos, Maître Oshima, disciple direct de Gishin Funakoshi, disait : « Le salut à son partenaire matérialise le respect qu’on lui porte et doit se manifester pendant toute la durée de l’assaut. Il ne doit pas s’agir d’un geste gratuit, sans rapport avec l’attitude intérieure des deux partenaires. Dès qu’ils parviennent au Ma, ils se fontdent dans une seule et unique entité qui les transcende tous les deux. Dans la fusion de leurs esprits, Aï-Ki, chacun peut affiner son sens de la perception des intentions de l’autre et la spontanéité de ses réactions. Celles-ci doivent être parfaitement adaptées, mesurées, et pourtant complètement libres ».
Pour conclure cette première partie, citons quelques Grands Maîtres du Budo :
« L’enseignement d’une personne de valeur peut en influencer beaucoup ; ce qui a été bien appris par une génération peut alors être transmis à cent générations »
Jigoro Kano, fondateur du Judo.
« Le Karaté enseigne le respect des autres, que son but est la paix, pas le combat. Le plus important en Wado-Ryu, c’est la douceur ; la souplesse »
Hironori Ohtsuka, fondateur du Karaté, style Wado-Ryu.
« L’Aïkido est un remède pour le monde malade. Les gens ont oublié que tout émane d’une seule source. Retournez à cette source et laissez derrière vous toutes les pensées égocentriques, toutes les envies mesquines et toute colère. Votre esprit doit être en harmonie avec le rythme de l’univers, votre corps doit être accordé avec le mouvement de l’univers, corps et esprit doivent être reliés l’un à l’autre en un tout, unifiés avec l’activité de l’univers. Nous ne sommes plus à une époque où nous pouvons seulement parler de victoire ou de défaite. Nous sommes entrés dans un siècle d’amour »
Moriheî Ueshiba, fondateur de l’Aïkido.
2e partie: le mysticisme des arts martiaux
De nos jours, il est fréquent de voir, sur la couverture d’un magazine d’arts martiaux, un champion de Karaté, sourire éclatant et joyeux, faisant le grand écart facial sur le capot d’une voiture de sport rouge. En réfléchissant sur les valeurs transmises aujourd’hui dans l’enseignement des arts martiaux, on peut se poser la question suivante : quel est donc le message de l’école du grand écart sur le capot de la voiture de sport, et quel est son rapport avec l’une des valeurs présupposées du Bushido (le code moral du Budo, ou voie martiale), l’humilité ? Aujourd’hui, on trouve des maîtres autoproclamés sur Internet ; après avoir pioché de-ci, de-là dans des techniques et des astuces auprès de différents courants, ils créent leur nouvelle école à chaque décennie. Quel rapport ce comportement a-t-il avec deux valeurs essentielles du Bushido, la discrétion et la loyauté ?
Comme nous l’avons déjà évoqué dans la précédente partie, le Karaté est la technique de la “main vide” ; vide de pensées égoïstes et mauvaises ; vide comme un tronc de bambou et cependant droit, souple et incassable ; vide de soi. Gishin Funakoshi, fondateur du Karaté, style Shotokan, nous dit à ce propos : « Kara qui signifie « vide », est vraiment le terme le plus approprié. D’abord il représente le refus de recourir à d’autres armes que les mains et les pieds. De plus, le but des étudiants de Karaté n’est pas seulement de parfaire leur art, mais aussi de purifier leur cœur et leur esprit de tout désir terrestre et de toute vanité. La lecture des écritures bouddhistes nous conduit à des idées fondamentales telles que « les choses, c’est le vide » et « le vide, c’est les choses ». Le caractère kara, le vide, exprime la réalité ultime. Tous les arts martiaux, en dépit de leur diversité, poursuivent le même objectif que le Karaté. Convaincu avec les Bouddhistes que la vacuité est le cœur de toute chose et donc de toute création, j’ai persisté dans l’usage de ce caractère particulier pour nommer l’art martial auquel j’ai voué ma vie ».
Philippe Coupey, moine Zen et Karatéka, précise à ce sujet : « Même en situation de danger, il faut être ici et maintenant, sans technique, sans méthode, rien ».
Cette notion de vide est d’ailleurs très bien illustrée par l’expérience que nous raconte Alain Floquet, actuellement 8e dan d’Aïkibudo, formé à l’école Katori Shinto Ryu (par Maître Sugino, 10° dan), à l’école Daïto Ryu Jujutsu (par Maître Tokimme Takeda, fils de Sokaku Takeda), et à l’Aïkijujitsu (par Maître Minoru Mochizuki, 10° dan de Yosekan Budo) : « En 1970, j’ai participé aux premiers championnats du monde de Kendo à Tokyo. J’étais premier ou deuxième dan à l’époque et j’aimais beaucoup cette discipline, J’ai rencontré un sixième dan japonais pour mon premier combat. Au début de l’affrontement, j’ai vu une sorte de halo blanc lumineux : je ne distinguais plus mon adversaire. J’ai frappé dedans à deux reprises, et gagné mon combat. Au tour suivant, je rencontre un septième dan coréen. Le même phénomène se reproduit et je marque un premier point. Et là je me dis: “il faut que je gagne ce combat”. J’ai commencé à faire attention à ce que je faisais, et il m’a marqué un point. Je me suis concentré davantage sur le combat et il m’a marqué un autre point. Ensuite j’ai réfléchi. J’ai réalisé que j’avais marqué des points lorsque je n’avais pas réellement combattu moi-même. J’étais à la disposition du combat. A partir du moment où j’ai voulu diriger le combat, en analysant, en essayant de marquer, je me suis fait battre, parce que ma technique était inférieure à celle de mes adversaires. Donc il y a autre chose à rechercher dans la pratique martiale que la simple capacité technique ».
Le grand Maître Morihei Ueshiba (O Sensei), fondateur de l’Aïkido, eut exactement la même expérience, quelques décennies auparavant, lors d’un duel avec un expert de sabre, quelques minutes avant de connaître l’illumination. Sa vie est en elle-même un grand enseignement, elle est nourrie de faits qui paraissent miraculeux, tant sa supériorité sur tous et en tonte occasion était absolue et incontestable. Morihei Ueshiba est né en 1883, à Wakayama, au Japon. En 1905, il participe à la guerre russo-japonaise et quitte l’armée avec le grade de sergent. En 1912, il fonde une colonie à Shirataki, dans l’ile d’Okaïdo, avec 80 personnes. En 1915, il rencontre le Maître Sokaku Takeda à Okaïdo, et devient son élève en Daito-Ryu-Aïki-Jujutsu. A la mort de son père, en 1920, Morihei Ueshiba fait la connaissance de Degushi Onisaburo, qui dirige alors la secte Omoto. Il s’intalle à Ayabe et ouvre un dojo (une école martiale) au quartier général de la secte, près de Kyoto, où il se consacre aux arts martiaux et à la méditation. En 1922, il nomme son style Aïki-Bujutsu (techniques guerrières de la fusion des énergies). En 1925, après une expédition en Mongolie, il connaît l’illumination après un duel. En 1936, il nomme son art « Aïkibudo » (voie guerrière de la fusion des énergies), puis adopte le terme Aïkido en 1942. Il meurt en 1969, à l’âge de 86 ans.
Il est intéressant de revenir sur un épisode marquant de sa vie. Durant le printemps 1925, un officier naval, enseignant l’art du sabre, lui rendit visite et lui demanda de l’affronter dans un combat de Kendo. Morihei y consentit mais resta sans arme. Offensé par cette attitude qu’il considérait comme du mépris pour son haut grade, l’officier l’attaqua vivement. Mais aucun de ses coups ne parvenait au but. Souriant, Ueshiba les esquivait, jusqu’à ce que l’officier, épuisé, finisse par abandonner et s’asseoir. Il lui demanda alors quel était son secret. « Avant chacune de vos attaques, un rayon de lumière se manifestait devant mes yeux, révélant la direction des coups », répondit Ueshiba.
Après ce combat, il se rendit dans son jardin et se sentit dans un état qu’il n’avait jamais connu auparavant. Subitement, il sentit le sol trembler sous ses pieds, et fut enveloppé d’une lumière dorée. Ébloui, il perdit tout sens du temps et de l’espace, puis tout à coup, tout lui apparut clair et brillant, et il eut l’impression que l’univers s’ouvrait: « Un esprit de lumière s’éleva de terre, entoura mon corps et le changea en un corps d’or: Au même instant, mon esprit et mon corps devinrent lumière. Je fus capable de comprendre le chant des oiseaux, et une claire conscience de la présence de Dieu, le Créateur de l’univers, envahît mon esprit. J’ai vu le divin, ce fut tout d’un coup l’illumination véritable, triomphale, et je sus avec certitude. A cet instant je compris que l’essence du Budo est amour de Dieu, et des larmes de joie inondèrent mes joues. Je considérais l’univers entier comme ma demeure, et le soleil, la lune et les étoiles comme des amis intimes. Tout attachement aux choses matérielles s’évanouit ». Cette révélation soudaine changera à jamais l’art de combattre de Maître Ueshiba.
Vers la fin de sa vie, Ueshiba, à plus de 85 ans, même affaibli, était capable de mobiliser une force cosmique qui tenait du miracle, et de catapulter quatre assistants à l’autre bout de la salle.
Dans l’ancien livre des légendes japonaises, le Kojiki, il apparaît clairement que l’art martial n’était pas seulement un moyen de lutter, mais également un moyen d’atteindre une certaine sublimation de l’esprit, un éveil spirituel, une évolution mentale.
Dans les temps anciens, l’entraînement sévère du guerrier, pratiqué dans l’errance, de dojo en dojo, de Sensei en Sensei (de Maître en Maître), le menait parfois jusqu’à la pratique et la recherche en solitaire, dans une retraite ascétique dans quelque repli secret d’une montagne, à l’abri des contingences de la vie. Là, au bout de semaines ou de mois d’entraînement forcené, lui arrivait parfois l’éclair d’une nouvelle compréhension, intuitive, de sa discipline, le plus souvent grâce à une intervention divine (Kami) providentielle, sous forme d’une vision, ou de conseils émanant de génies (Tengu) particulièrement bienveillants à son égard. Ce fut par exemple le cas d’Izasa Choisai Ienao (1347-1488), fondateur de l’école Tenshin Shoden Katori Shinto Ryu, de Myamoro Musahi (1584-1645), célèbre samouraï expert dans l’art du sabre, ou plus récemment de Morihei Ueshiba (1883-1969), fondateur de l’Aïkido.
Ce type de comportement vise à aller au fond de soi-même, en poussant les possibilités du corps jusqu’aux limites de l’humainement supportable, afin de provoquer, sous l’effort intense, comme un effet de déstructuration du mental. C’est le concept, déjà fort ancien dans le monde du Buda, de Seishin-Taren: il consiste, à travers un type d’entraînement spécifique, à forger le mental, polir l’esprit, comme un forgeron le ferait d’une barre d’acier pour l’amener à l’état de lame de sabre d’une absolue perfection.
Dès le XVe siècle, Izasa Choisai Ienao, fondateur de l’école Tenshin Shoden Katori Shinto Ryu, insistait sur le fait qu’une école martiale doit pouvoir enseigner autre chose que la guerre ; elle doit pouvoir proposer aux élèves un idéal de vie, une connaissance des arts, une discipline du caractère, et un épanouissement de l’âme. Pour cela, un membre nouvellement admis, ayant démontré qu’il était digne, devait prêter serment de faire tous ses efforts en vue de discipliner son corps, de contrôler ses passions et ses émotions, et d’élever ses pensées de manière à garder un contrôle absolu de ses actes. Il s’engageait à ne jamais se battre et à éviter, sous quelque forme que ce soit, toute confrontation, même entre pratiquants d’une même école.
L’école du Tenshin Shoden Katori Shinto Ryu nous indique d’ailleurs: « Le Katori Shînto Ryu parvient, par la maitrise du sabre, à la purification des enveloppes grossières et des états de conscience qui s’y rapportent. Le sabre est appelé ken, mais aussi hito, hi désignant l’étincelle de vie. Mais hi est le même idéogramme que celui utilisé pour désigner ka, dans kami (présence divine). Ainsi, hito, qui signifie aussi « l’homme », veut dire « empli de lumière ». Lorsque les différents principes physiques de l’homme, ainsi que ses défauts tels que peurs, désirs, attachements, haine, jalousie, gourmandise, paresse sont maîtrisés, et que le mental devient silencieux, alors s’élève une puissance de feu divin inimaginable située au niveau des vertèbres coccygiennes. Celte fabuleuse puissance régénératrice, une fois éveillée, s’élève dans le nerf de l’épine dorsale de manière ondulatoire, jusqu’au cerveau, d’où son nom sanskrit de Kundalini shakti. Avant cet éveil, on peut être considéré comme un grand expert, mais ce n’est qu’après cette élévation que l’on devient véritablement un maître ».
L’art de la guerre ne consiste donc pas uniquement à tuer des gens. Il ne s’agit pas d’occire l’adversaire mais d’exterminer le mal. Le Budo (la voie martiale) est tout simplement une école de la vie, avec le refus final d’une violence pourtant contenue dans les techniques de Bu-jutsu (la technique martiale) qui enseigne comment donner la mort. Voie de guerre, voie de paix… Vieille contradiction contenue dans les arts martiaux.
Tout homme cherche la voie, et pour tous les hommes, c’est la même chose. Comment maîtriser son ego, son orgueil personnel, comment trancher (iai do). Toute personne qui cherche sincèrement n’aura pas de difficulté. Elle la trouvera dans la méditation ou dans les arts martiaux. Elle ne la trouvera pas dans un sport de combat (boxe américaine, boxe thaïlandaise …). On peut aussi pratiquer à la fois la méditation et les arts martiaux, la voie de Bodhidharma, qui est le premier patriarche du Zen et des arts martiaux.
Tatsuo Suzuki, 8° dan de Wado-Ryu, disciple direct du Maître fondateur Ohtsuka, nous indique: « Depuis des siècles, les maîtres du sabre se sont rendu compte que la méditation zen pouvait leur être utile afin de renforcer leur mental. De nombreux maîtres de sabre, et aussi de Karaté, pratiquent le Zen. Je pense que c’est la meilleure façon de développer le mental afin de pouvoir affronter un danger en restant maître de soi ».
A ceux qui doutent de la présence de principes aussi philosophiques au sein du Budo, signalons que le mot dojo, qui désigne le lieu dans lequel s’entraînent les pratiquants d’arts martiaux, a pour origine le mot sanskrit bodhi-manda, une référence à la sphère rayonnante et pure qui entourait le Bouddha pleinement éveillé. Le dojo est un lieu consacré où se pratique un misogi, une purification du corps et de l’esprit, en vue d’atteindre ce même état d’éveil et de vérité intérieure.
Laissons encore une fois la conclusion à quelques Maitres du Budo :
« L’essence du Karaté c’est la recherche de la pureté, améliorer sa vie ».
(Richard Amos, seul Occidental instructeur de la JKA, Japan Karate Association).
« Je suis un être humain, et un être humain est une créature vulnérable, qui ne peut être parfaite. Après sa mort, elle revient aux éléments, à. la terre, à l’eau, au feu, au vent, à l’air. Tout est vacuité. Tout est vanité. Nous sommes comme des brins d’herbe ou des arbres, créations de l’Univers, de l’esprit de l’Univers, et celui-ci n’a ni vie ni mort. La vanité est le seul obstacle qui nous interdit de vivre ».
(Maître Matsumura, XIXe siècle).
« L ‘Aïkido est un art de non-violence active. On ne cherche pas à détruire l’adversaire, mais à l’amener à une attitude plus conciliante. C’est en ce sens qu’on peut parler d’envelopper son adversaire avec son cœur ».
(Michel Soulenq, 7e dan d’Aikido).
« Toutes les fois que vous considérez ce qui est bien et mal chez les autres, vous ouvrez dans votre cœur la porte à la méchanceté. Mettre les autres à l’épreuve, rivaliser avec eux et les critiquer vous affaiblit et vous mène à l’échec »·
« Il n’y a pas de combat en Aïkido. Un vrai guerrier est invincible, parce qu’il ou elle ne combat rien. “Battre” signifie battre l’esprit de dispute que nous avons en nous ».
(Morihei Ueshiba, fondateur de l’Aikido). »