SECTION TRADITIONS ET PHILOSOPHIES
Par Claudine Bénot, membre de l’Université Rose-Croix Internationale
« « Nous savons au moins ceci : la Terre n’appartient pas à l’homme ; l’homme appartient à la Terre. Cela, nous le savons. Toutes choses se tiennent comme le sang qui unit une même famille… Tout ce qui arrive à la Terre, arrive aux fils de la Terre. Ce n’est pas l’homme qui a tissé la trame de la vie : il en est seulement un fil. Tout ce qu’il fait à la trame, il le fait à lui-même. »
L’homme appartient-il à la Terre ?
Dans ce passage d’une lettre adressée en 1854 au gouvernement américain qui proposait aux Indiens l’achat de leurs terres, le chef indien Seattle précise le lien indestructible qui unit l’homme et la Terre, notre Terre-Mère. « L’homme appartient à la Terre » : cette affirmation, nous la trouvons déjà dans les hymnes homériques. Lorsque le poète écrit « C’est la Terre que je chanterai, mère universelle aux assises solides, aïeule vénérable qui nourrit sur son sol tout ce qui existe… », il se fait l’écho des voix de civilisations très anciennes qui avaient fait de la Terre la Terre-Mère, celle à laquelle elles accordaient un caractère sacré. Pour prendre un des plus anciens exemples, nous pouvons évoquer les nombreuses figurines en terre cuite et les vases cultuels découverts récemment en Anatolie dans des sanctuaires. Celle qu’on appelle Grande Déesse ou Terre-Mère est toujours représentée avec des formes très généreuses, les mains sur ou sous les seins ou sur les cuisses, ou encore assise sur un trône les mains placées sur deux félins comme cette petite (16,5 cm) mais impressionnante Terre-Mère néolithique (vers 5750-5720 av. notre ère) en train d’accoucher, découverte à Çatal Höyuk, en Anatolie centrale.
Que nous révèle cette statuette très ancienne représentant la Terre-Mère ? Trouvée dans un lieu de culte, elle nous révèle qu’elle était vénérée en tant que divinité qui donne la vie et qui, dans sa fonction sacrée, était considérée comme principe de vie, étant représentée en train d’accoucher. Ses deux mains placées sur les deux félins en font aussi la protectrice des animaux et par là même, de la nature et des hommes. En tant que Mère et Principe de vie, elle est nourricière et donne généreusement à ceux qu’elle protège tout ce qui est nécessaire à la vie. Des cultes liés à la fécondité ont pu être établis et semblent très élaborés puisqu’il a été possible récemment de reconstituer virtuellement un de ces sanctuaires.
Dans la plupart des anciennes civilisations, mésopotamienne, égyptienne, grecque ou autre, la Création du monde a été l’œuvre d’un ou de plusieurs dieux créateurs qui ont transformé le chaos originel, quelle que soit sa forme, en Cosmos ordonné et structuré. Par leur acte volontaire créateur, ce ou ces dieux ont divinisé leur création et l’ont ainsi sacralisée, ce qui explique les nombreux cultes qui leur sont rendus. Cette divinisation est particulièrement bien marquée dans les cosmogonies citées plus haut.
Dans la Grèce antique, nous pouvons évoquer les cultes en l’honneur de la déesse Déméter (on peut penser que son nom dérive de gè (terre) et de mèter (mère), d’où l’expression « Terre-Mère »). Cette déesse, protectrice des moissons et bienveillante donatrice, a non seulement appris aux hommes l’art de l’agriculture, mais aussi la valeur d’une vie réglée par le travail, facteur de paix et de civilisation. Il n’est donc pas étonnant que de nombreuses fêtes en son honneur appelées Éleusinia aient eu lieu à Éleusis, célèbre centre de culte dédié à la déesse pour s’assurer de sa bienveillance et pour la remercier de ses dons. Ces fêtes s’accompagnaient de sacrifices d’animaux, de processions et d’hymnes en son honneur. Mais ce qui est le plus important, ce sont les cultes à mystères dont l’enseignement permettait d’accéder à une plus juste idée de la divinité par les initiations données dans le sanctuaire dédié à Déméter. Ce serait trop long de développer ici ce que nous savons de ces initiations dont Déméter est l’instigatrice, mais pour être convaincu de leur caractère sacré, il suffit de lire ce qu’en dit Platon qui fut initié : « La participation aux mystères se célébrait dans l’intégrité de notre vraie nature : l’initiation dévoilait à nos regards des visions sacrées au sein d’une pure lumière, parce que nous étions purs, n’étant pas enfermés dans ce tombeau que nous appelons le corps. »
Nous n’avons que des indications fragmentaires sur ce qui se passait réellement au cours de ces initiations. Mais il semble évident que leur but était de faire prendre conscience à l’initié qu’il était appelé après la mort à une Renaissance, tout comme le grain de blé renaît dans le sein de la terre. C’est ainsi que Déméter, Terre-Mère, comme le pensaient les Grecs de cette époque, a apporté aux hommes non seulement des nourritures terrestres mais aussi, par son caractère sacré, des nourritures spirituelles données au cours des initiations.
Dans notre culture judéo-chrétienne, la Bible est notre référence. Nous trouvons des concordances avec les cosmogonies citées précédemment : en particulier le passage du chaos, ici aquatique, au cosmos organisé selon un plan ordonné, la séparation du ciel et de la terre, la place de l’homme dont le travail essentiel est de faire fructifier la terre qui lui est confiée. Dans la Bible, les détails qui sont donnés ne laissent aucun doute sur le lien étroit voulu par Dieu entre la terre et l’homme. Il est écrit que « Le Seigneur Dieu modela l’homme avec de la poussière prise du sol ». Nous ne sommes donc pas étonnés si le nom donné au premier homme est Adam, dont la parenté avec le mot adamah, signifiant « glaise », est évidente, et si le mot « homme », de par sa racine indoeuropéenne, signifie « celui qui est né de la Terre ».
Ensuite, « Dieu planta un jardin en Eden… il y plaça l’homme qu’il avait formé pour cultiver le sol et le garder ». Mais après la désobéissance d’Adam, Dieu le condamna à travailler la terre « dans la peine et à la sueur de son visage jusqu’à ce qu’il retourne au sol car c’est de lui qu’il a été pris ». Le lien entre l’homme et la terre est formellement établi dans le texte biblique, lien voulu par Dieu et, par là-même, sacralisé. Rompre ce lien reviendrait donc à désacraliser la Création divine. Et aujourd’hui qu’en est-il ?
Tout ce qui arrive à la Terre arrive t-il aux fils de la Terre ?
La Terre, encore aujourd’hui, garde ce caractère sacré. D’ailleurs pourquoi l’aurait-elle perdu ? Pour nous en convaincre, il suffit d’écouter la voix de poètes inspirés capables encore, comme dans le passé, de déchiffrer l’invisible et de nous faire connaître de nombreux mystères. Du poète grec lyrique Pindare, pour qui « Une est la race des hommes, une est la race des dieux. Mais d’une seule mère, la Terre-Mère, nous tirons notre souffle, les uns des autres » , à Charles Baudelaire qui fait de la nature « un Temple », qui souhaite révéler ses mystères, enfin à Khalil Gibran qui se demande si elle est « ce grain de poussière soulevé par les pas de Dieu » ou « cette alliance mise par le dieu du Temps au doigt de la déesse de l’Espace », tous ces poètes, et bien d’autres encore, sont comme des traducteurs de Vérités cachées. Il suffit d’ouvrir les portes qu’ils nous offrent…
Mais nous assistons depuis la révolution mécaniste à ce que nous pouvons appeler une désacralisation progressive de la Terre dans la mesure où nous n’avons plus envers elle la reconnaissance et le respect que nous lui devons, pour tout ce qu’elle peut apporter à l’homme. Entendons-nous bien, il ne s’agit pas de lui rendre des cultes comme dans le passé mais de la traiter comme il se doit afin d’éviter « l’indignation de la Mère sacrée », comme le dit si bien Pline l’Ancien, devant cette soif de possession de l’homme qui veut lui arracher ses biens les plus précieux. Cette indignation, nous l’entendons chaque jour et pourtant nous ne faisons pas le nécessaire pour y répondre.
Prenons quelques exemples pour nous en convaincre une fois de plus : nous arrachons à la Terre ses arbres et nous augmentons le réchauffement climatique. Avec le réchauffement climatique, les paysages changent comme au Groenland où le mode de vie des habitants s’en trouve affecté. Avec lui encore on peut s’attendre, d’après les spécialistes, à de nombreuses catastrophes : inondations, tempêtes, canicules, famines etc. et aussi à l’extinction de nombreuses espèces animales et végétales qui ne trouvent plus sur la Terre le terrain favorable à leur survie.
Et nous « fils de la Terre », ne subissons-nous pas les conséquences de tous ces bouleversements ? Et le poète de dire : « Le feu, les tempêtes et les séismes sont à la Terre ce que la convoitise, la haine et le mal sont au cœur de l’homme. » Il est certain que tout comme la Terre, les hommes se trouvent de plus en plus perturbés et ont aussi leurs tempêtes et leurs séismes, ne sachant plus parfois où sont leurs repères, ayant perdu le sens du sacré dans un monde où règnent la convoitise, la violence et la démesure. Il est assurément temps de prendre conscience que seul l’homme est responsable des menaces qui pèsent sur notre planète et de renouer au plus vite le lien qui l’unit à la Terre pour lui redonner toute sa sacralité.
Alors, « toutes les choses… les montagnes, les rivières, les mers, les plaines » vont de nouveau « s’humaniser et parler à l’homme une langue presque humaine. Elles ne l’écrasent pas, ne le tourmentent pas ; elles deviennent ses amies et ses collaboratrices ». Ce message de Kazantzakis nous incite à interroger de nouveau notre Terre-Mère, à la déchiffrer et découvrir ses Vérités cachées, comme dans un grand livre qu’elle met à notre disposition pour notre bien et celui de l’humanité. »