SECTION ÉGYPTOLOGIE
Par Jean-Yves Barré
Aborder le thème du monothéisme en Égypte ancienne est un exercice aussi passionnant que périlleux. Si les spécialistes sont d’accord sur de nombreux points, leurs conclusions divergent sensiblement, et nous n’avons pas la prétention de donner ici une réponse définitive, mais seulement de proposer quelques éléments de réflexion. Appartenant nous-mêmes à un monde judéo-chrétien, certains préjugés peuvent nous empêcher d’analyser sainement d’autres formes de pensée religieuse que la nôtre. Les spécialistes ont souvent eux-mêmes une religion et jugent celles des autres avec condescendance. D’un autre côté, il serait également vain de vouloir à tout prix faire de l’Égypte ce que nous voudrions qu’elle soit. Mieux vaut la prendre telle qu’elle est : elle a bien plus à nous apprendre ainsi.
Le monothéisme en général
D’après les dictionnaires, le monothéisme désigne la forme de religion selon laquelle il n’existe qu’un Dieu unique, ce qui exclut explicitement tout autre dieu. L’histoire des religions ne retient généralement que trois grandes religions monothéistes : le judaïsme, le christianisme et l’islam. Le polythéisme, lui, admet l’existence de plusieurs dieux. Mais cette dernière définition est celle des monothéistes eux-mêmes, qui lui ont presque toujours donné une connotation négative. En fait, ils ont cherché le plus souvent à rejeter et à ridiculiser des formes de pensées différentes auxquelles ils ne comprenaient pas grand-chose mais qui étaient cependant très riches, et à imposer par la force l’idée de leur « vrai Dieu ». Par ailleurs, ils ont souvent fait l’amalgame entre croyances populaires, certes grossières, et systèmes de pensée où l’homme communiait avec les grandes forces de l’univers, manifestations multiples d’un Principe unique.
La frontière entre polythéisme et monothéisme n’est pas simple à déterminer pour un observateur athée ou strictement neutre. C’est ainsi que le monothéisme chrétien ne présente pas des caractéristiques d’une rigueur absolue. La notion de Trinité, par exemple, pose problème. Le catholique ordinaire lui-même a souvent du mal à comprendre la nature exacte de Dieu le Père. Les différences qui existent entre Dieu, Jésus, le Christ et le Sacré Cœur sont pour lui des plus confuses. Il considère simplement que « tout cela, c’est un peu pareil ». De même, on pourrait trouver une connotation polythéiste à la vénération des saints ou au culte différencié de Notre-Dame de Paris, Notre-Dame de Lourdes, ou encore Notre-Dame de Fatima. Pourtant, le catholique n’y voit que des représentations différentes de la seule et unique Vierge Marie, ce qui est tout à fait respectable. Même l’islam, pour qui l’Unicité divine est évidente, se réfère à Dieu sous 99 adjectifs. Dans le judaïsme, Il est désigné également sous des noms divers. Ces quelques remarques montrent bien que polythéisme et monothéisme recouvrent des notions qui ne sont pas nécessairement contradictoires dans le fond.
De nombreux égyptologues ont vu dans les textes “polythéistes” qu’ils étudiaient des tournures inattendues. Quand on lit les fameux « Livres de Sagesse » qui furent rédigés depuis l’Ancien Empire jusqu’à l’époque ptolémaïque, on est stupéfait de constater que les auteurs parlent simplement de « Dieu » au singulier, sans autre précision. Étienne Drioton va jusqu’à penser que « le monothéisme est en fait l’apanage des Livres de Sagesse ». Par exemple, on lit dans les Maximes de Ptahhotep, vers 2500 avant J.-C. : « Ce ne sont pas les dispositions des hommes qui se réalisent, mais le dessein de Dieu ». Sous la Xe dynastie, dans l’Instruction pour le roi Mérikarê, on trouve encore : « Dieu connaît celui qui agit pour Lui ». Plus surprenant encore : bien avant Akhenaton, le pharaon mystique et monothéiste, les « Textes des Pyramides » déclarent que le dieu Néfertoum (le lotus primordial) est « sans égal ». Plus loin, de nombreux hymnes à des dieux très divers s’adressent à eux dans ces termes : « Dieu unique qui n’a pas son égal ! ». Sous Amenhotep II (1430 avant J.-C.), le fameux hymne à Amon-Rê conservé au Caire déclare : « Il est l’Unique, il n’y en a pas d’autre à part Lui parmi les dieux ». Et plus loin, à deux reprises, Amon est appelé « Unique des Uniques ».
Le monothéisme égyptien
Pour l’Égyptien, aucune contradiction dans tout cela. Pour lui, chaque divinité, en un instant précis, est le Dieu unique sans égal, car chaque dieu n’est que l’un des aspects du Divin tout entier. Il n’est pas possible de Le réduire à un seul nom, à un seul aspect, à une seule définition. Max Guilmot parlait de « monothéisme à facettes ». Quant à Serge Sauneron, il déclara : « Ainsi y eut-il toujours en Égypte, à l’arrière- plan du polythéisme incontestable, la croyance très générale en l’universalité et l’unicité d’un Être divin, sans nom, sans forme, mais susceptible de les revêtir toutes ». Cette forme de pensée où chaque dieu est compris comme unique peut surprendre, mais elle cache une grande sagesse, car à tout moment, « un fidèle égyptien pouvait créditer de tous les attributs du pouvoir divin une quelconque divinité qui était à ses yeux le dieu le plus important, un dieu qui pour lui signifie tout à un moment précis ».
Un autre phénomène très intéressant attire l’attention de tout égyptologue : le syncrétisme. Contrairement à une idée reçue, l’Égypte et sa religion ont beaucoup évolué au cours des siècles, et les théologiens ont tenté, souvent avec un grand bonheur, de réunir plusieurs divinités en une seule lorsqu’ils leur trouvaient des fonctions proches ou complémentaires. C’est ainsi que l’on voit des représentations de Hathor (coiffée de cornes enserrant un soleil) avec un texte hiéroglyphique d’accompagnement la décrivant sans ambiguïté comme étant Isis. Nombreuses sont les représentations de Hathor allaitant Horus, alors que ce rôle devrait être dévolu à Isis. Le Soleil lui-même, pourtant unique dans son aspect, est appelé « Khépri » à son lever, « Rê » lorsqu’il atteint son zénith et « Atoum » à son coucher. On sent bien ici que l’Égyptien a besoin de multiplier les noms et les qualificatifs d’un dieu pour mieux en comprendre la nature, tout comme les chrétiens conçoivent la nature de Dieu à travers le Père, le Fils et le Saint-Esprit. Selon le même processus, certaines peintures égyptiennes nous montrent une divinité aux attributs composites, dont les textes nous disent qu’il s’agit de Ptah-Sokaris-Osiris. Trois en un, en quelque sorte.
Une scène de la merveilleuse tombe de la reine Néfertari, épouse de Ramsès II, montre Isis et Nephtys protégeant Osiris, dont la tête est curieusement celle du bélier solaire. Mais le plus extraordinaire est la légende qui encadre la scène. À droite, on peut lire : « C’est Rê qui repose en Osiris» et à gauche : « C’est Osiris qui repose en Rê ». Voilà bien un texte des plus admirables où l’Égypte nous montre sa compréhension du Divin. Rê, c’est le dieu solaire par excellence, dieu de la renaissance éternelle à travers le cycle solaire, et Osiris, souverain de l’éternité, celui de la renaissance éternelle à travers les cycles terrestres et végétaux. Les forces de la lumière et celles de l’obscurité de la terre se complètent donc et se fondent totalement les unes dans les autres tout en gardant leur identité propre : deux divinités réunies pour manifester une grande loi de l’univers.
Enfin, voici une dernière citation pour montrer comment l’Unique se manifeste dans le Multiple, selon une conception datant de l’époque de Ramsès II et qui présente un caractère évident de parenté avec le concept chrétien de la Trinité : « Trois sont tous les dieux : Amon, Rê, et Ptah. Ils n’ont pas leur semblable, Son nom est caché en tant qu’Amon, Son visage, c’est Rê, et Son corps, c’est Ptah… Ainsi donc, Amon, Rê et Ptah, cela fait trois ». Il est question de trois dieux, mais l’adjectif possessif Son est employé et à Dieu le Père, Ptah au Logos et au Fils-Verbe, et Rê au Pneuma et à l’Esprit-Saint, bien que de tels rapprochements n’aient pas de caractère vraiment scientifique. On peut seulement évoquer un air de parenté…
La religion d’Akhenaton
Dans toute étude sur le monothéisme, la religion d’Akhenaton, qui régna de 1371 à 1354 environ avant notre ère, prend toujours une dimension particulière. Son histoire reste aujourd’hui très méconnue et pose de nombreuses énigmes. Il reste encore à fouiller plus des deux tiers du site où il a vécu. Dans cette XVIIIe dynastie qui a fait d’Amon, dieu jusqu’alors assez obscur, la divinité prédominante de l’État, les prêtres ont acquis une puissance telle, par manque de vigilance des rois, qu’ils empêchent le pharaon de régner comme il le voudrait. Amenhotep III et son fils Amenhotep IV sont d’accord pour mettre un terme à ce pouvoir excessif et inacceptable, et qui d’ailleurs n’existe que par décision royale. En l’an 5 ou 6 de son règne, Amenhotep IV abandonne Thèbes, la capitale traditionnelle de la dynastie, et fonde en plein désert une ville nouvelle où il va demeurer : Akhetaton (l’Horizon d’Aton). Puis il dépossède le clergé d’Amon, le privant de ses privilèges, de ses biens et de son autorité.
Fait unique jusqu’alors dans le passé égyptien, il change également son nom d’Amenhotep (Amon est satisfait) en celui d’Akhenaton (Serviable envers Aton ou encore Âme divine d’Aton), les deux traductions étant complémentaires. Le dieu Amon devient proscrit et son nom effacé, martelé, jusqu’au sommet des obélisques. Tous les dieux ancestraux sont éliminés pour n’en conserver qu’un seul, le dieu solaire Aton, représenté par un soleil dont les rayons se terminent par des mains. Devant les narines des personnages royaux, les rayons présentent des croix de Vie éternelle. Aton, Père et Mère des hommes, se manifeste en tant que tels dans le roi et dans la reine Néfertiti. Cette nouvelle religion s’inspire fortement de la théologie d’Héliopolis, la « Cité du Soleil », mais elle présente une caractéristique révolutionnaire : il existe un Dieu solaire unique, toutes les autres divinités étant ignorées. Sans vouloir entrer dans des polémiques de spécialistes, nous pouvons admettre qu’il s’agit bien là de monothéisme.
Fait exceptionnel, la définition théologique du nom d’Aton est inscrite dans deux cartouches, comme pour un roi terrestre qui célèbre son jubilé. Au cours des huit premières années du règne d’Akhenaton, ces cartouches déclarent : « Il est vivant, Rê-Horakhty, qui se réjouit à l’horizon en son nom de Chou qui est dans le Disque solaire ». Nous y trouvons les noms de Rê, d’Horus et de Chou (la Lumière). Rê et Horus sont associés par syncrétisme pour former Rê-Horus-de-l’Horizon, en égyptien : Rê-Horakhty. Cette première constatation n’incite pas à penser qu’il s’agit d’un monothéisme très rigoureux. Par ailleurs, Akhenaton fait souvent suivre son premier cartouche de l’expression « vivant selon Maât », car Maât, fille de Rê, est toujours à l’honneur en sa qualité de Justice, de Vérité et d’Équilibre cosmique. De plus, à cette époque, elle symbolise aussi le Souffle vital. Il faut encore ajouter qu’une des stèles frontières qui entourent le site de Tell-el-Amar-na déclare : « La tombe du taureau Mnévis sera creusée dans la montagne orientale de l’Horizon d’Aton, et il y sera enterré ».
Rê, Horus, Chou, Maât, fille de Rê, et le taureau Mnévis, que d’éléments insolites et troublants dans un contexte que nous avons déclaré monothéiste ! Cette remarque n’aurait pas échappé à Akhenaton lui-même, car il a dû agir progressivement pour préparer l’Égypte à une nouvelle étape, celle qui commence en l’an 9 de son règne. En effet, la théologie évolue et deux nouveaux cartouches pour Aton apparaissent : « Il est vivant, Rê, Souverain de l’Horizon, qui se réjouit à l’horizon en son nom de Rê, le Père, qui vient dans le Disque solaire ». Cette fois, les noms d’Horus et de Chou disparaissent, mais celui de Rê subsiste. En fait, seul est adoré le Principe divin universel : Rê, Créateur et Père de tous les hommes. Aton, le Disque solaire, en est la manifestation visible sur toute la surface de la Terre, et accessible à tous les peuples. Ainsi donc, le Soleil, Aton, fait l’objet d’un culte parce que le Principe absolu divin, Rê, le Père, vient s’y manifester. Seul le pharaon connaît les desseins de ce Dieu qui n’est même pas nommé « Netjer » comme les autres divinités.
« Tu es dans mon cœur, et personne ne Te connaît, excepté Ton fils Nefer-Kheperou-Rê Wa-en-Rê, car Tu l’as rendu savant dans la connaissance de Tes plans et de Ta puissance ». Akhenaton est donc le seul intermédiaire entre Dieu et les hommes, et c’est à ce titre qu’il dispense un enseignement. On pourrait dire : « il n’y a pas d’autre Dieu qu’Aton et Akhenaton est son intermédiaire ». Longtemps après, l’Islam adoptera une profession de foi fort similaire : « Il n’y a pas d’autre Dieu qu’Allah et Mahomet est Son messager. » Le Christ lui-même s’exprimera en termes presque identiques : « Je suis le Chemin, la Vérité et la Vie. Nul ne va au Père que par moi. Si vous me connaissez, vous connaîtrez aussi mon Père ». Un point cependant qui ne peut que surprendre, voire créer un certain malaise : la religion amarnienne ignore, comme on s’en doute, le dieu Osiris. Et si Akhenaton se fait représenter en posture osirienne, l’au-delà ne semble montrer rien d’autre que le pharaon lui-même, toujours intermédiaire entre Dieu et les hommes.
Un pharaon mystique
Akhenaton s’adonne entièrement à l’Amour divin et finit par négliger les affaires de l’état. Il s’illustre surtout en déclarant que le Soleil brille pour tout le monde, que tous les hommes sont égaux, même si les races présentent des caractères spécifiques. C’est le premier homme de l’Histoire, surtout en tant que chef d’État, à avoir proclamé l’égalité de tous les hommes devant Dieu : « Tous les pays étrangers, Tu fais qu’ils vivent, car Tu as placé un Nil dans le ciel pour qu’il descende sur eux et forme des vagues pour irriguer leurs champs dans leurs territoires ». Son plus beau titre de gloire est peut-être celui d’« humaniste ». Autre élément important et positif de sa nouvelle religion : la tolérance. Cela s’inscrit bien dans la tradition égyptienne. Akhenaton dépossède les prêtres d’Amon, mais ne les fait pas tuer. Les proches du roi adoptent ses idées et suivent ses enseignements souvent par simple opportunisme, mais parfois aussi avec sincérité et conviction. Quant à la masse populaire, elle ne comprend rien à ces réformes et continue à adorer discrètement les divinités qui lui étaient familières. Toutefois, Akhenaton ne sévit pas. Les fouilles d’Amarna ont montré l’existence de sanctuaires privés consacrés à Amon au sein même de la cité d’Aton.
Cette brève expérience de dix-sept ans environ, goutte d’eau dans l’océan de l’Histoire, va pourtant marquer les siècles futurs d’une façon profonde, même si les successeurs d’Akhenaton, surtout à partir de Ramsès II, ont tout fait pour en détruire la mémoire. Précurseur de la pensée de Moïse, de Jésus et de Mahomet, son amour de Dieu et des hommes fascine les mystiques d’aujourd’hui et tous les hommes épris de tolérance et de paix. Les Rosicruciens lui vouent une admiration particulière, car ils voient en lui, non seulement le fondateur du monothéisme, mais également l’un des Initiés qui marquèrent le plus leur Tradition. Il fut aussi à l’origine d’une véritable révolution artistique. Quoi qu’il en soit, le meilleur hommage qu’on puisse rendre à Akhenaton consiste à mieux s’informer encore sur sa vie et son œuvre, et surtout à s’inspirer des qualités morales dont il a fait preuve « en vivant selon Maât ».
Il nous reste à tirer les leçons que nous propose ce prodigieux passé. Dieu ne peut être limité à un seul concept, et personne ne peut affirmer que l’idée qu’il se fait de Lui est la meilleure. Pendant trois millénaires, l’Égypte n’a pas connu de graves guerres de religion. Dans notre monde qui a souffert tant de maux du fait de persécutions religieuses, qui a inventé l’Inquisition et le bûcher pour les “hérétiques”, qui a converti des peuples dits “païens” au “vrai Dieu” par la force, on est encore capable aujourd’hui d’emprisonner et de tuer d’autres êtres humains pour des motifs religieux. Par ailleurs, des intégristes de tous ordres distillent de par le monde le détestable venin de leur intolérance et de leur fanatisme. Dans ce domaine, la civilisation égyptienne nous offre un modèle à suivre. Elle nous apprend aussi que la seule approche intellectuelle n’apporte pas une connaissance suffisante de Dieu. Que de noms, que d’épithètes, que de périphrases pour tenter de Le décrire ! « Le cœur de l’homme est son propre Dieu», énonce un ancien adage. C’est effectivement dans notre cœur que se trouve la clé de l’énigme du Divin ».