« Si la civilisation actuelle reconnaît aisément les vertus du rire, cette fonction a rencontré de nombreux détracteurs au cours des âges.
Aristote, par exemple, dans Poétique, le considère comme « une grimace de la laideur, un ennemi de la bienséance » (1). Platon s’en méfiait beaucoup, lui aussi. Dans un passage de Philèbe, il le décrit comme un plaisir mêlé à la douleur, puisqu’on le rencontre très souvent lié à la moquerie. Les écrits de Cicéron et de Quintillien montrent qu’au temps des Romains, le rire revêtait également un caractère désagréable, voire agressif. Le ridicule était une arme sociale très redoutée.
Durant le haut Moyen Age, l’Église chrétienne considérait le rire comme une manifestation diabolique. Quelques siècles plus tard, on accepte qu’il y ait un temps pour rire, tout comme il y en a un pour pleurer et, à la fin de la période médiévale, l’hilarité est autorisée, libérée de l’inhibition.
Avec la Renaissance et les humanistes, le rire commence à être valorisé, anobli. Rabelais lui attribue une valeur thérapeutique. Descartes le considère comme une des principales expressions de la joie et Spinoza lui accorde même une fonction mystique, y voyant une forme de participation à la nature divine.
De nos jours, le rire conserve sa bonne renommée. On lui reconnaît de nombreux bienfaits, tant au plan physique que psychologique et spirituel.
Rire pour guérir
Celui qui a le plus contribué à promouvoir les propriétés curatives du rire est sans doute Norman Cousin. C’est ce journaliste américain qui, au cours des années 60, s’est guéri d’une maladie grave par le rire. La médecine l’avait décompté, mais lui, il refusa ce verdict.
Voici de quelle façon il raisonna : si les émotions négatives peuvent perturber l’organisme, pourquoi les émotions constructives ne pourraient-elles pas rétablir l’harmonie ?
Animé d’un grand désir de vivre, il décida de nourrir son esprit d’optimisme, de confiance et d’humour. Il se fit projeter des films comiques, interdisant à quiconque de lui rendre visite sans une blague à raconter. La thérapie de l’humour produisit son effet, car il constata bientôt qu’une période de dix minutes de rire soulageait suffisamment sa douleur pour qu’il puisse dormir deux heures d’affilée. Des tests médicaux prouvèrent aussi que son inflammation diminuait à chaque séance de rire.
Cousin mit son histoire par écrit (2), une dizaine d’années après sa guérison, et il devint, en quelque sorte, le symbole de la thérapie par le rire. Son histoire donna naissance à des recherches approfondies, et aujourd’hui nous savons, par exemple, que le rire renforce le système immunitaire, stimule les fonctions cardio-vasculaires et libère des endorphines qui combattent la douleur.
Convaincus des bienfaits du divertissement, des hôpitaux américains ont créé des « salles de rire » dans lesquelles des films comiques et des livres humoristiques sont mis à la disposition des malades. Toujours aux Etats-Unis, un centre de traitement du cancer s’est doté d’une « charrette du rire » que l’on promène d’une chambre à l’autre pour égayer les patients. Au Québec, le Dr Jean Drouin se montre aussi particulièrement attentif aux états d’âme de ses patients. « Quand les tests médicaux ne révèlent rien de particulier; déclare-t-il, je les envoie à la boutique de farces et attrapes plutôt qu’à la pharmacie. » (3)
Sans en faire une panacée universelle, nous pouvons affirmer que l’humour constitue un excellent cadeau de la Nature dont le corps bénéficie autant que l’esprit.
Rire pour survivre
D’un point de vue psychologique, nous pouvons affirmer avec Gérard Jugnot que « le rire est comme les essuie-glaces ; il permet d’avancer même s’il n’arrête pas la pluie. ». Il n’y a rien de mieux qu’un film comique ou un spectacle humoristique pour retrouver son souffle lorsque la morosité nous étouffe.
Il ne s’agit pas de nier les blessures de la vie mais d’y survivre. Comme le déclare le Dr Christian Tal Schaller (4), « l’émotion est une énergie qui doit se manifester dans le physique par les cris, les pleurs, la danse, le rire ou… la maladie. » Autant choisir le rire qu’attendre la maladie.
Certains spectacles humoristiques constituent une véritable thérapie. Les pitreries des clowns, par exemple, génèrent parfois des réactions psychologiques fort surprenantes.
Le Dr Raymond Moody raconte qu’un clown américain, bien connu de tous les enfants, causa tout un émoi auprès du personnel d’un grand hôpital. Alors qu’il circulait dans l’aile pédiatrique, il visita une petite fille qui gardait près d’elle une poupée à son image. Quand elle aperçut son héros en personne, elle fut tellement saisie qu’elle prononça son nom. Or, cette enfant était diagnostiquée « catatonique » et n’avait pas prononcé un seul mot depuis six mois.
Après la visite du clown, le médecin qui la soignait réussit à faire suivre cette première communication par d’autres réactions et l’état de l’enfant s’améliora progressivement.
Le Dr Moody tente une explication à cette influence libératrice des pitreries du clown. « L’humour et l’état d’introversion », affirme-t-il, « se rejoignent sur un point : la régression ». C’est comme si le clown disait à la personne introvertie : « Si vous ne voulez pas, ou ne pouvez pas, sortir de votre coquille, je vais aller vous y rejoindre et je vous guiderai vers la sortie ». (5)
L’humour libère l’esprit ; il réveille la spontanéité qui, trop souvent, s’estompe avec l’âge. Lyliane Cortadellas, thérapeute parisienne, déclare :
« En chacun de nous sommeille un petit être plein de rire, de joie, de confiance, un petit être à qui le pseudo-adulte en nous ne laisse plus la parole. Car le pseudo-adulte confond le sérieux avec le triste et n’écoute pas la voix du petit enfant qui appelle à grands cris, qui dit quelque chose comme : “C’est quand la récré ?” » (6)
L’humour des sages
La spontanéité de l’enfant a quelque chose de commun avec l’humour des sages. Les véritables sages sont ceux qui ont réussi à garder leur âme d’enfant à travers les apprentissages de la vie. En fait, l’histoire des saints et des sages des différentes cultures offrent de nombreux exemples d’une sagesse décontractée.
L’un de ceux-ci est le Rabbi Nahman de Bratslav, un mystique juif du XVIIIe siècle. Ses biographies racontent que, lors d’un voyage à Istanbul, il se livra à toutes sortes de bouffonneries, telles que se promener pieds nus dans la ville, porter des chapeaux loufoques, mettre son manteau à l’envers, etc. Il passa pour un fou mais c’était pour lui une façon d’empêcher son ego de se complaire dans l’image d’un personnage important et dans les honneurs attachés à son statut de rabbin. (7)
Du côté des mystiques chrétiens, nous connaissons tous la parole célèbre de Saint François de Sales : « Un saint triste est un triste saint. »
Mais il n’est pas le seul à reconnaître les mérites de l’humour. Saint Thomas More a composé cette prière pleine de candeur:
« Seigneur, ne permets pas que je me soucie trop de cette chose qui s’appelle “moi”. Donne-moi le sens de l’humour. Donne-moi la grâce de savoir discerner une plaisanterie, d’extraire quelque bonheur de la vie et de le faire partager à d’autres gens. » (8)
La sagesse orientale excelle aussi dans l’art de rire, de soi principalement. Les adeptes du Zen apprennent à s’identifier à leur moi spirituel comme à un “témoin” qui observe, sourire en coin, les inconséquences et les bêtises de leur moi extérieur. C’est une excellente façon de vaincre l’ego et de désamorcer les drames.
Quant aux Tibétains, un des plus grands sages de leur communauté circule allègrement dans les milieux politiques et intellectuels, répandant la bonne humeur et la gaieté par son rire franc et sa jovialité indéfectible. Vous avez sans doute reconnu le Dalaï-Lama, que les siens ont surnommé « le rire du monde », à cause de la puissance de son rayonnement.
Soulignons finalement l’humour soufi au moyen d’une petite histoire, qui nous servira de conclusion :
Le poète soufi Djâmi était un jour en train de réciter les vers suivants : “Votre présence est si persistante en mon cœur et mon âme languissants, que quiconque apparaît, je le prends pour Vous”. Un homme qui passait par là demanda : “Qu’en est-il si c’est un âne qui t’apparaît ? – Je penserai que c’est toi”, répliqua Djâmi. (9)
Notes :
(1) Cette note historique et celles qui vont suivre ont été empruntées à Eric Smadja, Le Rire, Collection Que sais-je ?, Presses Universitaires de France, 1993.
(2) Norman Cousin, La Volonté de Guérir, Editions du Seuil.
(3) Propos recueillis par Marie-Claude Bourdon, pour la Revue Coup de Pouce, Montréal, février 1994.
(4) Co-auteur avec Kinou-le-Clown de Rire pour Gai-Rire, Editions Vivez Soleil, 1994.
(5) Raymond Moody, Guérissez par le Rire, Robert Laffont, 1980.
(6) Citation extraite du livre déjà cité du Dr Christian Tal Schaller et de Kinou-le-Clown.
(7) Evénement rapporté par Marc Alain Ouaknim dans Lire aux éclats, Editions Quai Volontaire, 1992.
(8) Citation extraite de Plus on est de sages, plus on rit, Eric Edelmann, Editions de la Table Ronde, Paris 1992.
(9) Histoire empruntée aussi au livre d’Eric Edelmann. »
Extrait de la Revue Rose-Croix n° 177, par Robert Blais, Conférencier de la section “Psychologie” de l’U.R.C.I.